Le oui entre vaines promesses et imprécations.
Sociotoile
Le mensonge social de la constitutionLe peuple est un enfant, c'est bien connu. On ne le conduit qu'à la crainte ou à
l'espoir. C'est pourquoi il faut tantôt lui promettre, tantôt lui faire peur. Les
maîtres sont là pour connaître et faire reconnaître le vrai bien. À la baguette ils
indiquent la voie et orientent les immatures. La baguette européenne est
formelle : par ici-oui, mais pas par là-non.
VAINES PROMESSES...
Pour aller par ici-oui, il suffit de faire confiance aux éducateurs et de bien
entendre leurs promesses : davantage de droits sociaux et un vrai bouclier
anti-mondialisation. Mais la promesse de « droits sociaux » sonne étrangement
le creux et, même à des enfants sages, il va être difficile de la faire avaler. Si
l'on voulait donner un raccourci de la nature des engagements que la
Constitution accepte de prendre en la matière, il faudrait sans doute le trouver
dans l'article II-75 qui stipule, bizarrement, non plus que toute personne jouit du
droit au travail, mais « a le droit de travailler », et surtout que toute
personne « a le droit d'exercer une profession librement choisie ou acceptée ».
Impossible ici de n'être pas saisi par une sorte de vertige sociologique qui
conduit à s'interroger sur la conformation d'esprit capable de faire écrire une
chose pareille. Car, prototype même du droit sans force, du propos sans suite
et de la parole en l'air, cette vaine déclaration semble n'avoir le choix qu'entre
les hypothèses alternatives de la sottise et du cynisme ; sottise de nanti
jouissant d'un métier à la hauteur de ses exigences existentielles, de sa
vocation choisie, tenant son propre privilège pour le lot commun et ne
concevant pas qu'il puisse en aller autrement pour d'autres ; ou bien cynisme
d'une poignée de mots abandonnés sans frais à tous ceux que seule la
nécessité matérielle lève le matin, mène de force à un labeur au mieux
inintéressant, au pire abrutissant, parfois même pathogène, et qui, selon une
expression d'une pertinence intacte, « perdent leur vie à la gagner ».
Par un tour argumentatif demeuré invariant en un siècle et demi, le libéralisme
européen d'aujourd'hui remet ses pas dans les traces de son homologue des
origines, et répète avec lui la dénégation de l'abîme qui sépare les libertés
formelles et les libertés réelles, feignant donc de croire qu'offreurs et
demandeurs de travail, égaux en droit, échangent de libres consentements pour
leur plus grande satisfaction mutuelle et leurs accomplissements respectifs. Si,
dans le meilleur des cas, les rédacteurs de la Constitution se sont avisés qu'il
demeurait un écart entre ce droit à la « profession librement choisie » et la
réalité du marché du travail, on est alors en droit de leur demander ce qu'ils ont
prévu pour le réduire et n'être pas suspects d'acquis de conscience purement
verbaux. Mais le silence qui fait écho à cette légitime interrogation est à peu
près le même que celui renvoyé par maints autres articles de « l'avancée
sociale » chaque fois qu'il leur est demandé comment ils se proposent de
joindre le geste à la parole.
Entièrement énoncé sur le mode du discours qui n'engage à rien et qui ne coûte
rien, « l'avancée sociale » aligne les voeux pieux, dresse des listes irréelles et
imagine s'en tirer avec du rêve éveillé. L'article III-210 n'oublie aucune
promesse et déclare avec le plus grand sérieux se vouer à « l'amélioration des
conditions de travail », « de la protection sociale », de « la lutte contre
l'exclusion », de « la santé des travailleurs », de « leur défense collective », et
même de leur « protection en cas de résiliation du contrat de travail ».
Prudemment toutefois, le texte limite au plus juste ses propres engagements et
se contente d'initiatives aussi tonitruantes que « l'échange d'informations et de
meilleures pratiques » (III-210), voire, attention les yeux, la création
d ' u n « c o m i t é d e l a p r o t e c t i o n s o c i a l e » , à c a r a c t è r e
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Le mensonge social de la constitution
courageusement « consultatif », mais qui pourra faire mal car il a pour
mission « de préparer des rapports » (III-217-b) ! Et c'est dans cet alignement
de mots sans force que les partisans du oui voient le contrepoids historique au
droit de la concurrence...
En toute généralité, il ne serait pas anormal, pourtant, qu'un texte de la portée
d'une constitution fasse coexister des principes juridiques hétérogènes voire
contradictoires. Dans la devise française, les difficultés apparaissent dès le
deuxième mot - qui a du mal à cohabiter avec le premier... Si donc un texte
juridique de haut niveau tolère prima facie d'être contradictoire, c'est parce que
cette contradiction sera accommodée en pratique par des compromis
jurisprudentiels et politiques qui révéleront les forces respectives des principes
antagonistes. La question abstraite des principes en conflit ne semble alors une
anomalie de logique qu'à ceux qui, restant au ras du texte, ne saisissent pas
qu'elle se règlera in fine à l'aune de la force comparée.
Mais la Constitution européenne met-elle seulement en scène pareil
affrontement de principes, et si oui, dans quelles conditions ? Quand bien
même, par une indulgence en fait injustifiable, on accorderait aux défenseurs
du oui qu'il existe bien quelque chose comme un droit social européen, il
resterait à examiner les données de sa confrontation au droit de la concurrence.
Or à l'encontre des ravis qui s'imaginent que des déclarations de principe
passent dans la réalité du seul fait d'avoir été écrites, il faut rappeler qu'ayant
partie liée avec la construction européenne depuis les origines, le droit de la
concurrence a derrière lui un demi-siècle de constructions institutionnelles, de
pratique politique et d'élaboration jurisprudentielle accumulées. L'honnêteté
intellectuelle consisterait, dans ces conditions, à reconnaître le déséquilibre
absolu des forces juridiques en présence et à donner le droit social européen
pour ce qu'il est vraiment : débile à sa naissance, il ne recèle pas d'autre espoir
que sa propre croissance, c'est-à-dire la perspective d'une accumulation future
de force qui rendra à terme moins totalement ridicule l'idée de le faire jouer
contre le droit de la concurrence.
Mais à quelle distance se situe cet horizon ? Telle est bien la question politique
décisive au moment de soumettre « l'avancée sociale » à l'appréciation des
électeurs autrement qu'en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes.
Or poser la question munie de tous ses considérants, c'est-à-dire notamment
en rappelant sur quelle profondeur historique et quel cumul de force s'appuie le
droit de la concurrence, c'est y répondre ! L'horizon de la montée en puissance
d'un hypothétique droit social européen est à des décennies d'ici. Résumons
donc : si l'on choisit, par convention, de dater au sommet de Fontainebleau de
1984 le grand mouvement de la déréglementation européenne, il aura fallu
vingt ans pour que la simple idée d'un droit social européen parvienne à trouver
une trace écrite ; et tout ce que les partisans du oui ont aujourd'hui à proposer
aux travailleurs européens c'est d'attendre deux ou trois décennies
supplémentaires que cette trace acquière un commencement de réalité...
Aussi
les bons apôtres du oui font-ils irrésistiblement penser à ces économistes
libéraux des années 30 qui observaient placides les dévastations de la grande
dépression en certifiant, sans que le moindre doute ne vint jamais les effleurer,
qu'il fallait faire confiance aux mécanismes de l'offre et de la demande, lesquels
garantissaient « à long terme » le rééquilibrage endogène de tous les marchés,
y compris celui du travail. Encore dans la gauche social-démocrate de l'époque
se trouvait-il un Keynes capable de leur objecter que « dans le long terme nous
serons tous morts »...
Aux nantis qui aiment à jouer les stratèges historiques, qui ne sauraient
épouser de perspectives moins grandioses que celle du long terme, et entre
temps instruisent le bon peuple de la vertu de patience, il va donc falloir
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Le mensonge social de la constitution
expliquer que la réponse est non. Si la construction européenne n'est pas
capable de s'inventer un modus operandi qui évite de sacrifier les unes après
les autres des générations de salariés sur l'autel du long terme, alors le peuple,
cet enfant impatient, la mettra en morceaux. C'est bien pourquoi les vrais
européens ne sont pas forcément ceux qu'on croit, ceux qui disent oui à tout
depuis vingt ans, et qui acceptent tout pour la défense d'une idée générale
- « l'Europe » - coquille vide, déconnectée de toute réalité sociale.
Le droit social... « sans préjudice » des objectifs de la concurrence
Il n'est d'ailleurs pas besoin d'être grand clerc pour prédire le maintien du droit
social européen dans l'impotence prolongée, que tout le texte constitutionnel
organise avec un soin méticuleux, comme s'il fallait être bien sûr que rien ne
viendra entamer l'avantage comparatif historique déjà accumulé par le droit de
la concurrence. D'emblée la confrontation des principes est instituée sur un
mode inégalitaire par un traité qui déclare explicitement la prééminence
hiérarchique du droit de la concurrence et de ses objectifs propres. En
témoigne la prolifération dans le texte de la locution « sans préjudice de »... ,
exorcisme permanent des atteintes qui pourraient être faites aux buts suprêmes
de la concurrence et de la compétitivité. Il n'est pas une « avancée » qui ne soit
immédiatement ramenée à la toise de « l'économie sociale de marché
hautement compétitive ». Article III-209 : la fiction d'une politique sociale
européenne est rappelée sans délai à l'ordre normal du marché : « À cette fin
(de politique sociale, NdA), l'Union et les États membres agissent en tenant
compte (...) de la nécessité de maintenir la compétitivité de l'économie de
l'Union ». Article III-210 : la loi-cadre européenne qui pourrait avoir l'audace de
faire valoir des « prescriptions minimales » en matière sociale « évite »
toutefois « d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques
telles qu'elles contrarieraient la création et le développement de petites et
moyennes entreprises ». Bienvenue au progrès social mais à condition qu'il ne
coûte rien et qu'il ne contraigne personne. Article III-204 : Les États membres
élaborent leur politique de l'emploi mais « d'une manière compatible avec les
grandes orientations de politique économique adoptées en l'application de
l'article III-179-2 ». Et que dit III-179-2 ? Par renvoi à III-178, il dit que « les
États membres et l'Union agissent dans le respect du principe d'une économie
de marché ouverte où la concurrence est libre »... Toutes les politiques de
l'emploi que vous voulez, mais à condition qu'elles soient conformes aux
principes directeurs de l'économie ouverte et concurrentielle. Peut-on envisager
une politique industrielle ? Bien sûr (III-279-3)... mais « cette section ne
constitue pas une base pour l'introduction (...) de quelque mesure que ce soit
pouvant entraîner des distorsions de concurrence »...
Aucune proposition, nulle part, jamais, sans une restriction qui en annule
aussitôt la portée, sans un rappel immédiat à l'ordre souverain du marché libre
et ouvert. Se sont-ils crevés les yeux tous ceux qui ne veulent pas voir
l'hégémonie écrasante du droit de la concurrence ? Rien ne lui échappe,
aucune des vaines promesses social-démocrates, et certainement pas les
services publics. Article III-238 : « Sont compatibles avec la Constitution les
aides qui (...) correspondent au remboursement de certaines servitudes
inhérentes à la notion de service public ». Mais « certaines servitudes »
seulement. C'est donc que leur liste est à établir... et le cas échéant à
raccourcir. Si la notion de « service public » qui, curieusement, apparaît ici pour
la seule et unique fois dans le traité, n'est pas davantage définie que celle
de « service d'intérêt économique général » qui en tient lieu d'habitude, les
servitudes y afférentes le sont encore moins. On pourra donc déréglementer à
proportion du rétrécissement organisé du périmètre des « servitudes » . C'est
d'ailleurs bien l'objectif avoué de la construction européenne en cette matière
dont le texte constitutionnel n'oublie pas d'être clair pour tout ce qui concerne
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l'organisation concurrentielle des réseaux. Article III-246 : « Dans le cadre d'un
système de marchés ouverts et concurrentiels, l'action de l'Union vise à
favoriser l'interconnexion et l'interopérabilité des réseaux nationaux (dans les
secteurs des infrastructures du transport, des télécommunications et de
l'énergie) ainsi que l'accès à ces réseaux » - ou la mise en concurrence écrite
noir sur blanc.
La culture, au moins, dont les gouvernants français successifs nous jurent qu'ils
se battront jusqu'à la dernière goutte de sang pour la sanctuariser, est-elle
épargnée ? Pas davantage. Reléguée dans le chapitre V de la partie
III, « Domaines où l'Union peut décider de mener une action d'appui, de
coordination ou de complément » - en clair : « Domaines ou plus qu'ailleurs
l'Union, quand ça l'arrange, ne s'engage à rien » - « l'avancée de la culture »,
comme les autres, n'a droit qu'à quelques déclarations sans suite, mais sous
contrainte réelle de l'article III-167-3-d : « Les aides (publiques) destinées à
promouvoir la culture et la conservation du patrimoine (sont compatibles avec le
marché intérieur) quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de
la concurrence »... Il suffira donc qu'un opérateur de télévision ou un producteur
de cinéma se déclare avec une joyeuse franchise comme industriel, donc
comme ressortissant de l'ordre des échanges marchands, pour faire jouer en sa
faveur la norme supérieure de la concurrence non distordue, à laquelle même
la culture se trouve maintenant ramenée... Pour qui aurait le moindre doute sur
le destin probable de la culture dans la construction européenne, il suffit de se
rapporter à l'article III-315-4 qui, fidèle à la stratégie générale du
contournement, fait faire par le « dehors » ce qu'il est plus difficile de faire « par
le dedans » - en l'espèce par les accords commerciaux internationaux ce
qu'une déréglementation interne aurait plus de mal à accomplir directement.
Certes III-315-4 stipule que « le Conseil statue (...) à l'unanimité pour la
négociation d'accords dans le domaine du commerce (international, NdA) des
services culturels et audiovisuels ». Mais n'est-ce pas là l'aveu que la culture,
comme d'ailleurs « le commerce des services sociaux, d'éducation et de
santé » (sic !), qui tombe sous le coup du même article, sont bel et bien au
programme !
Ces dispositions existent depuis belle lurette objecteront indignés les
défenseurs du oui, et la culture n'est pas en voie de dissolution marchande !
Outre qu'on peut déjà avoir quelques inquiétudes quant à l'état présent de la
culture exposée aux forces marchandes, qui pourrait garantir qu'il ne se
trouvera pas un jour un lobby plus décidé que les autres pour mener en justice
une action pour « distorsion de concurrence » en prenant appui sur toutes les
aspérités opportunément disséminées dans le traité ? Mais le plus consternant
n'est-il pas finalement dans cette incapacité profonde de la Constitution
européenne à proposer la moindre avancée extra-économique qui ne soit
aussitôt rendue conditionnelle au principe supérieur de la concurrence non
distordue, qui ne soit pas dans la foulée assortie d'une réserve ou d'une
restriction. Et comment mieux constater cette identité essentiellement libérale
qu'en observant le travail concret de la hiérarchie des normes, qui place au
dessus de tout les principes concurrentiels et y ramène inlassablement tout ce
qui pourrait être dérogatoire de ce droit commun économique, tout ce qui
menace d'affirmer une autonomie hors de l'ordre du marché. Cette Constitution
concurrentielle ne lâche rien qu'elle ne reprenne dans l'instant, en partie ou en
totalité.
Le bouclier contre la mondialisation : au mieux une passoire
Aussi faut-il avoir la foi européiste chevillée au corps pour gober sans autre
forme de procès que la Constitution est « notre bouclier contre la
mondialisation ». À vrai dire, on serait bien près de considérer qu'il y a presque
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Le mensonge social de la constitution
dans cette promesse de plus une faute contre la logique pure et simple. Car si
la mondialisation se définit comme restructuration des échelles pertinentes
d'exercice des politiques publiques (économiques, mais aussi
environnementales, anti-criminalité, etc) sous l'effet du débordement des
frontières nationales par les externalités, elle a aussi le caractère d'un projet
général de déréglementation de tous les marchés et d'abattement de toutes les
barrières entravant à un degré ou à un autre la circulation des hommes, des
marchandises, des services et des capitaux. Mais ce programme est celui-là
même que l'Union européenne se propose de conduire pour sa part ! Et que fait
sa Constitution sinon d'affirmer à haute et intelligible voix l'adéquation parfaite
de ces deux tendances déréglementatrices, celle de l'intérieur et celle de
l'extérieur ? - le constat de cette « coïncidence » offrant au passage une très
bonne occasion de se souvenir que la mondialisation comme déréglementation
n'est pas l'effet d'une fatalité qui tomberait du ciel mais bien le produit de
politiques structurelles... dont l'Union - logiquement ! - a été, et se propose
d'être encore l'efficace opérateur.
L'indistinction des libéralisations du dedans et du dehors ne devient-elle pas
patente au moment où la Constitution énonce ses lignes directrices en matière
de politique commerciale commune : « l'Union contribue au développement
harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des
restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers
directs ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres » (article
III-314) ? La fidélité avec laquelle le traité répète la vocation de la
mondialisation - « l'Union assure la libre circulation des personnes, des
services, des marchandises et des capitaux » - n'a d'égale que la stupéfiante
éminence qu'elle lui confère en l'inscrivant dans le Préambule de la Charte des
droits fondamentaux [1]. Résumé de toute une époque et surtout de la structure
des entendements de ceux qui nous gouvernent, de leur nouveau sens de
l'évident ou du choquant, du normal ou du problématique, il ne s'est donc trouvé
personne parmi les rédacteurs de cette Constitution pour faire remarquer ce
qu'avait d'intrinsèquement obscène l'inscription de la libre circulation des
capitaux au rang des « droits fondamentaux ». On savait déjà l'inanité profonde
des métaphores que les « grands » réservent au peuple - à qui l'on parle
comme à des débiles légers - à base de « règlement de copropriété » (Delors),
de « statut de club de foot » (Giscard) ou de « règlement intérieur » (Rocard),
toutes destinées à faire oublier que le traité constitutionnalise non pas
seulement des procédures, mais des contenus substantiels de politique
publique - parmi lesquels précisément la déréglementation financière. Mais
l'aberration est plus profonde encore quand les éléments les plus essentiels du
libéralisme économique sont exhaussés au rang de « libertés fondamentales »
(article I-4). Voilà donc qu'entreprendre de restreindre la liberté de mouvement
des flux financiers attente aux « droits de l'homme », ni plus ni moins. Mais aux
droits de quel homme, ou de quel sorte d'hommes exactement ? Aux droits du
gestionnaire de fonds de pension et du banquier d'investissement, c'est certain
- mais dont nous apprenons maintenant qu'ils sont les nouvelles figures de
l'universel.
Le marché de concurrence libre comme dissolvant des formes institutionnelles
Des principes les plus sacrés aux détails les plus obscurs, rien ne vient
contredire cette vocation européenne à l'accomplissement du programme
général de la mondialisation. De ce point de vue, l'intention profonde du traité
n'est peut-être nulle part indiquée plus clairement qu'en III-173 qui énonce
qu' « une loi-cadre européenne du Conseil établit les mesures pour le
rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives
des États membres qui ont une incidence directe sur l'établissement ou le
fonctionnement du marché intérieur ». L'Union européenne est un projet de
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Le mensonge social de la constitution
convergence institutionnelle, c'est-à-dire, inversement, de destruction des
spécificités institutionnelles nationales. L'histoire lui a livré des configurations
différenciées des capitalismes nationaux mais qu'importe : elle leur imposera sa
volonté d'uniformisation des structures économiques, et le critère de la
convergence est tout trouvé : c'est le modèle du capitalisme de marchés
libéralisés qui fait norme. Non seulement les particularités historiques
nationales sont considérées comme d'importunes résistances, vouées à être
abattues, mais le traité, qui ne fait mystère ni de ses intentions ni de ses
procédés, expose sans fard ses stratégies de démolition - l'article III-209 ne
mentionne-t-il pas explicitement « le fonctionnement du marché qui favorisera
l'harmonisation des systèmes sociaux » ?
On peut compter en effet sur la capacité du marché à plier à sa logique les
systèmes sociaux qu'il soumet à ses contraintes ! Car les formes
institutionnelles qui mobilisent d'autres principes de coordination, qui visent
d'autres horizons temporels, qui produisent d'autres types d'ajustements, sont
fatalement mises en porte-à-faux par l'injonction de se soumettre aux temps
courts du marché, à ses impératifs de flexibilité instantanée, à ses injonctions
d'épouser en temps réel tous les accidents de la conjoncture. Aussi, la logique
de marché, dès lors qu'elle prend pied et commence à diffuser ses contraintes,
voue-t-elle les constructions institutionnelles à la normalisation, c'est-à-dire à la
dégénérescence en un nouvel espace abandonné aux seules lois de l'offre et
de la demande. Le marché est le grand dissolvant des formes institutionnelles ;
on comprend que le traité lui fasse confiance pour ramener la diversité des
systèmes sociaux européens à son « harmonie »... stratégie d'une redoutable
efficacité qui sait tirer le meilleur parti de cette propriété assez exceptionnelle
du marché qui est lui-même l'instrument de sa propre réalisation, l'opérateur de
son accomplissement intégral par l'effet d'un pouvoir qu'on pourrait
dire « autocatalytique » , la fin et le moyen donnés d'un seul tenant.
... ET VRAIES IMPRÉCATIONS
Si la promesse ne marche pas - celle des « droits sociaux », celle du rempart
contre la mondialisation - il reste au moins l'objurgation, la culpabilité et in fine
la peur. Ici s'arrête, pour les précepteurs de la masse, le domaine du débat
analytique, puisqu'il n'est plus question d'argumenter mais de chapitrer.
Le péché nationaliste
À vrai dire la palette des moyens de faire honte aux récalcitrants est largement
ouverte. Celle de leurs aberrations la plus couramment dénoncée est sans
aucun doute leur indécrottable souverainisme - que les partisans du oui savent
désormais détecter avec une finesse sans précédent puisqu'il parviennent à le
diagnostiquer infailliblement alors même que les sujets persistent à clamer leur
attachement à l'idée européenne. Mais l'étiologie est formelle : dire non à la
Constitution, c'est être anti-européen - au choix du type hypocrite-menteur, ou
bien inconséquent qui s'ignore. Heureusement François Dubet ne s'y laisse pas
prendre [2] - c'est normal, il est sociologue, position qu'il conçoit visiblement
comme une expertise en la détection des affabulateurs. Les plaidoyers pour
l'Europe sociale et les soi-disant « non de gauche » ne sauraient
l'égarer, et pour lui la cause est entendue : la rouerie souverainiste est
maintenant capable de toutes les métamorphoses. Les idées de république,
d'éducation nationale, de laïcité, de services publics en sont les derniers
refuges, c'est-à-dire les reliques d'un passé révolu ; on reconnaît les vrais
modernes à ce qu'ils se sont débarrassés des oripeaux de l'histoire pour entrer
dans l'âge post-national européen. Il y aurait beaucoup à dire sur cette question
de la nation en général, et sur le propos particulier - et particulièrement limite -
de Dubet qui, après avoir marqué pour la forme la distinction des imaginaires
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Le mensonge social de la constitution
nationaux de type respectivement social-républicain et
ethnique-communautaire, les voue en pratique à une confusion nécessaire et à
une commune nostalgie conservatrice.
Mais le caractère le plus remarquable de l'argument réside peut-être dans son
instabilité, ou pour mieux dire dans son caractère autoréférentiel, puisqu'il
tombe lui-même sous le coup du reproche de franco-centrisme qu'il émet à
l'usage des autres quand il stigmatise la propension « française » à
chercher en l'Europe le simple prolongement de ses propres valeurs nationales.
Faire de cette tendance « projective » une exclusivité française - « Partout les
choses semblent "normales"(sic), sauf en France »... - n'est en effet que la
forme invertie - sur le mode de la stigmatisation par opposition à celui de la
célébration - d'une affirmation de singularité que rien ne vient confirmer par
ailleurs. Car la propension à porter sa complexion institutionnelle nationale en la
construction européenne ne pouvait qu'être assez largement partagée dès lors
que le processus a été pour l'essentiel d'ordre intergouvernemental...
Contrairement donc à ce que se figure Dubet, qui suppose un peu vite que
seuls les Français peinent à se défaire de leurs fâcheuses habitudes nationales
quand tous les autres peuplent s'en seraient débarrassés de longue date, le
motif plus vraisemblable de la récrimination française tient plutôt à une
insuffisante capacité de leurs gouvernements successifs à avoir réussi
ce « portage » de valeurs fondamentales, comparativement à certains autres
États membres qui se sont montrés en la matière autrement efficaces. On a
coutume de citer l'habileté britannique à dissoudre le projet de l'Europe
puissance pour faire prévaloir une forme simplement économique de
l'intégration. Mais le présent texte constitutionnel, et ses antécédents de
Maastricht et d'Amsterdam, suggèrent plutôt de se tourner vers l'Allemagne
dont les victoires conceptuelles et politiques sont à tous égards
impressionnantes.
L'universelle « économie sociale de marché »...
À commencer par la désormais fameuse « économie sociale de marché »,
concept d'une authentique germanité mais désormais référence pour le modèle
européen de société. À l'usage des sociaux-démocrates français, qui pensent
avoir trouvé là la solution théorique à tous leurs problèmes, et notamment le
moyen de ne pas avoir à prononcer les mots fatals de la « troisième voie » , il
n'est pas inutile de rappeler une ou deux choses à propos de « l'économie
sociale de marché », de ses origines et de ses significations véritables.
Et d'abord son pedigree impeccablement libéral, pour peu qu'on se souvienne
de l'identité politique de ses créateurs. Car « l'économie sociale de marché »
est la création d'économistes libéraux allemands au lendemain de la guerre. On
en doit la formule à Alfred Müller-Armack, nommé par Ludwig Ehrard, directeur
du « Département des questions fondamentales » - ça ne s'invente pas... - du
ministère de l'économie. Comme le rappelle Hans Tietmeyer, ancien président,
ô combien progressiste, de la Bundesbank et admirateur inconditionnel
de « l'économie sociale de marché », « Ludwig Ehrard était convaincu de la
supériorité de l'ordre libéral par rapport à tous les autres systèmes [dont] les
résultats [...] dépassaient de loin, à son avis, ce que toutes les formes de
“rationalisme constructiviste” (cf. Hayek) centralisé étaient
susceptibles d'obtenir » [3]. La référence pleine de sympathie à Hayek faite par
Tietmeyer n'est pas anodine et, sans y assimiler telle quelle l'économie sociale
de marché, suffit tout de même à la situer sur une échelle gauche-droite. Aussi
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Le mensonge social de la constitution
les socialistes français qui se gargarisent de mots dont ils ignorent visiblement
le sens, feraient-ils bien d'aller voir de plus près de quoi il retourne exactement
quand il est question d'adopter l'économie sociale de marché comme leur
planche de salut idéologique. Tietmeyer se propose d'ailleurs de leur mettre les
points sur les « i » en s'attachant à dissiper tous les fâcheux contresens
social-démocrates dont il n'est pas question d'affliger l'économie sociale de
marché : « on entend parfois dire qu'[elle] est une sorte de “troisième
voie”. Ludwig Ehrard n'a jamais goûté cette formule. À son avis, elle
avait une connotation défavorable ; elle lui rappelait bien trop l'idée de
l'"économie mixte" » [4] - de profundis...
Pas de risque en effet de se tromper sur la véritable signification du
mot « social » dans « économie sociale de marché » : ce social là n'est que
l'effet du marché lui-même et pas autre chose, certainement pas une régulation
qui lui serait adjointe de l'extérieur. « Plus l'économie est libre, plus elle est
sociale [...] ; si la concurrence n'est pas entravée, le mécanisme des prix
permet au consommateur d'orienter l'économie en fonction de ses
besoins » [5] ; « cette orientation sur la consommation équivaut en fait à une
prestation sociale de l'économie de marché » [6]. Est-il besoin d'en rajouter ? -
juste une petite dernière pour être bien certain de ne pas faire erreur : « une
telle application de la concurrence est la condition qui permet à l'économie de
marché de produire des effets dans le domaine social » [7]. Tout rêve en rose
mis à part, les choses devraient maintenant être un peu plus claires :
l'économie sociale de marché est ce système libéral dans lequel la satisfaction
du consommateur définit le progrès social ! Le marché n'a besoin d'aucun
supplément car il est lui-même l'opérateur du progrès social ! À n'en pas douter
la Constitution européenne ne nous trompe pas sur la marchandise quand elle
se réclame de l'économie sociale de marché - mais très loin des significations
imaginaires que lui prêtent les socialistes français : partie III, chapitre III, section
2 (Politiques sociales), article III-209 : « L'Union et les États membres estiment
qu'une telle évolution (vers les objectifs de la politique sociale, NdA) résultera
du fonctionnement du marché intérieur... ». Au moins c'est dit.
François Dubet, qui voit le « natiocentrisme » français mais jamais celui des
autres, n'a donc manifestement aucune idée ni de la nature ni de la provenance
de « l'économie sociale de marché ». Il n'a pas davantage la mémoire, ou la
simple connaissance, de ce qui s'est passé lors de la négociation du traité de
Maastricht, à l'occasion de laquelle les Allemands ont fait clairement connaître
et admettre qu'étant donné la place que tenait le Deutschmark dans le dispositif
symbolique de leur identité nationale, il n'était simplement pas question
d'abandonner leur monnaie, sauf à ce que l'architecture de leurs institutions et
de leurs principes monétaires propres soit transportée et reproduite trait pour
trait au niveau européen. Aussi, plutôt que de s'imaginer citoyen du monde
détaché de toute identité nationale parce qu'il a l'habitude d'aller faire des
conférences à l'étranger, François Dubet comprendrait-il davantage l'état
d'esprit des Français d'aujourd'hui s'il parvenait à se figurer plus précisément le
reproche que ceux-ci adressent à leurs gouvernants, et qui est de n'avoir jamais
été capable, comme les Allemands ont su eux-mêmes le faire avec succès,
d'expliquer que l'État social et les services publics comptent parmi les éléments
les plus fondamentaux de la grammaire politique et symbolique française, que
la France, sans cesser d'être désireuse de faire progresser l'Union, ne peut y
renoncer en aucun cas, qu'elle subordonnera donc toute avancée européenne
à leur sanctuarisation, qu'en retrait par rapport aux Allemands qui ont imposé
leur conception de l'ordre monétaire à tout le monde, la France exigera
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légitimement que les grandes institutions sociales qui ont façonné son identité
moderne, sans nullement être imposées à tous, demeurent inviolées pour
elle-même.
Mais qui dans le paysage politique français des vingt dernières années est
capable de tenir ce discours ? Pas même les socialistes qui ont oublié qu'ils ont
historiquement partie liée avec l'État social et qui, du fond de leur déréliction
idéologique, participent à son démantèlement, tantôt dans l'inconscience, tantôt
dans l'hypocrisie ou le mensonge à soi-même. N'en sont-ils pas à soutenir que
les services publics - jamais nommés comme tels - sont saufs puisque dans les
mains bienveillantes de « l'économie sociale de marché »...
Le non : hétéroclite, isolé, impuissant, sans projet...
Evidemment, à mesure qu'on épuise le stock des arguments du oui on en vient
fatalement aux fins de série et aux rogatons. À partir d'ici, tout n'est plus très
présentable.
Le non est hétéroclite. La juxtaposition de Le Pen et Besancenot suffit à en
indiquer la monstruosité intrinsèque. Assurément le grand avantage de ce style
d'argument, c'est que pendant ce temps-là au moins on ne parle pas du texte. Il
faudrait donc en principe refuser d'y répondre et ne débattre que des articles.
Mais il est aussi permis de s'accorder une petite récréation. On hésite
beaucoup à propos de cet argument entre la métaphore de la chaussette - se
retourne en un instant - et celle du boomerang - revient en pleine poire. Car de
deux choses l'une : soit l'on choisit de voir côte à côte dans le camp du oui
Hollande et Sarkozy pour en conclure à une hétérogénéité similaire - mais alors
exit l'argument « hétéroclite » réservé au non ; soit à partir de la même image
on prend le parti contraire d'y voir une convergence frappante - et il n'est pas
certain que cette interprétation ne soit pas infiniment plus dévastatrice.
Dans le droit fil de l'hétéroclite, il y a l'impuissance, et puis toute une armoire
d'imprécations qui dégringolent d'un coup. Quelle base de renégociation entre
l'extrême droite et le non de gauche ? Et quel projet politique tout simplement
au-delà du non ? Le non ramène à Nice, le pire des traités (après avoir été le
meilleur). Le non français est seul en Europe, entend-il sérieusement imposer à
tous les autres peuples sa complexion propre ? Pas facile d'éviter soi-même
l'option du désordre pour répondre à un vrac pareil, dont on remarquera
qu'aucun des éléments ne parle du texte...
Il est bien certain, d'abord, qu'à un regard désireux de prendre ses désirs pour
des réalités, rien n'est plus simple que de voir un élan enthousiaste pour le oui
dans tous les pays qui ont eu la sagesse de ne pas consulter le peuple et de
faire ratifier le texte par des députés libéraux et sociaux-libéraux
quasi-unanimes. Comme si l'union sacrée des représentants du peuple signifiait
ipso facto l'union sacrée du peuple derrière ses représentants, les défenseurs
du oui s'imaginent que seule une idiosyncrasie française, au mieux rétive au
pire bornée, peut rendre compte d'un absurde mouvement de défiance vis-à-vis
des orientations présentes de la construction européenne, dont il est
évidemment impossible de trouver la trace dans n'importe quel autre
pays « normalement » constitué - comme dirait François Dubet. On ne sait
combien de temps encore les sondages tels que ceux qui commencent à nous
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arriver de Hollande (pas François) et donnent à leur tour le non en forte
position, pourront être tenus pour des aberrations incompréhensibles ; mais il
faut prévenir les partisans du oui d'une possible difficulté qui ne manquerait pas
de surgir si d'aventure, des sondages semblables se multipliant, venaient à se
renverser les critères du « normal » et de « l'anormal ».
Cet « isolement français » pourrait donc n'être que très relatif, et c'est là une
raison de plus de tenir pour mensongère l'équation sommaire : Non = Retour à
Nice, qu'il faudrait en fait réécrire : Non = Retour à Nice + Une conjoncture
politique inédite - et même inédite à plus d'un titre. D'abord parce qu'elle
pourrait être portée par des forces loin d'être simplement françaises - il faut tout
de même vivre dans un univers particulièrement protégé pour ne pas concevoir,
non seulement qu'il est des groupes sociaux qui souffrent du néolibéralisme
européen en France, mais aussi, est-ce possible ?, dans d'autres pays.
Conjoncture inédite également, car par la grâce des propriétés spécifiques du
referendum qui peut mieux que les scrutins ordinaires (présidentiels et
législatifs), totalement cadenassés par les effets d'affiliations partisanes,
concentrer l'attention sur la question, le débat public, en tout cas en France
s'est trouvé restructuré en profondeur. Loin des parasitages des campagnes
habituelles, c'est bel et bien la question du capitalisme libéral-concurrentiel qui
est frontalement posée. Or cette interrogation tout à fait explicite devrait rendre
à peu près impossible d'ignorer la réponse, ou de feindre de ne l'avoir pas
c o m p r i s e , c o m m e o n t c r u p o u v o i r l e f a i r e j u s q u ' i c i l e s é l i t e s
politiques, « éclairées » par quelques politologues et éditorialistes aussi
myopes qu'elles, et qui, préférant croire à la thèse complaisante de « l'instabilité
électorale » des Français, n'ont pas su ou pas voulu voir que leur expression
politique - politique, et non partisane - est au contraire d'une stabilité granitique :
il n'est pas un scrutin et pas un événement politique d'ampleur, depuis dix ans,
qui n'ait répété et confirmé l'allergie du corps social au régime néolibéral :
Chirac gagne en 1995 sur le programme de la fracture sociale, mais perd en
1997 pour cause de politique Juppé, Jospin dégage en 2002 pour avoir laissé à
l'abandon les classes populaires, les plus exposées aux dégâts de la
mondialisation, Raffarin prend une triple claque en 2004 et probablement pas
par excès d'attention sociale, pour ne rien dire des mouvements de décembre
1995 et mai 2003. Aussi les gouvernants de tous bords, c'est-à-dire, en fait, du
même bord, sauront ils désormais - et les électeurs sauront qu'ils savent - ce
qu'ils doivent défendre avec un peu plus d'ardeur dans les négociations
européennes et ce qu'il ne leur sera pas pardonné de ne pas défendre.
Peut-être alors s'en trouvera-t-il un, moins timoré que les autres, pour se saisir
enfin du discours du pacte social-républicain et dire d'une voix suffisamment
forte que la concurrence s'arrête là où commencent les services publics et la
culture, que ceux-ci ne sont pas des « exemptions » dont on connaît à la longue
le triste destin, mais des domaines déclarés radicalement hétérogènes à l'ordre
du marché.
Dans la foulée pourtant, les partisans du oui voudraient charger la conscience
des électeurs avec des questions qui ne sont pas les leurs : « avec qui
négocierez-vous ? » s'égosillent-ils pour leur extorquer des aveux
d'impuissance après ceux de souverainisme rampant. Mais cette question n'est
pas la nôtre ! Celle qui nous est posée ne demande que notre avis sur le traité
constitutionnel. Il ne nous interroge pas pour savoir quelle tête nous ferons au
sommet européen qui suivra immédiatement un éventuel non, ni si nous
loucherons sur la pointe de nos souliers plutôt que d'éviter le regard des autres
dirigeants européens, car nous ne sommes pas dans les sommets
européens. « Avec qui négocierez vous ? », c'est l'affaire des excellents qui
nous ont conduits jusqu'ici. Heureusement, rien de tel que de se sentir dans le
dos l'épée de la colère populaire pour découvrir en soi des trésors
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d'imagination : clauses d'opting out, nouvelle rédaction d'articles, protocoles
additionnels pour sanctuariser les services publics, ce qu'ils veulent, c'est leur
problème. Les demi-hystériques qui somment les électeurs d'accompagner leur
non d'une procédure de négociation et pourquoi pas d'un accord déjà ficelé,
ont-ils conscience du déni de démocratie que leur injonction emporte ? Si,
comme nous le disent ces spécialistes, il est impossible de rien renégocier, il
est donc exclu de pouvoir voter non, mais alors pourquoi voter tout court ?
Contre ce qui s'apparente à une forme commençante de totalitarisme, il faut
donc réaffirmer que nos chers représentants qui se battent pour le plaisir de
nous conduire et la jouissance du pouvoir, doivent en accepter les ivresses et
les inconvénients : renégocier, c'est leur affaire - au moins connaissent-ils
désormais l'ensemble des contraintes et savent-ils d'où viendra la prochaine
claque en cas d'insuccès.
Entre temps, il est vrai, il faudra sans doute souffrir encore les précepteurs du
peuple les plus irresponsables, ceux qui n'ayant aucune autre charge que de
faire la leçon, exigent de leurs contradicteurs des schémas bouclés de
renégociation et qui eux-mêmes ne négocieront jamais rien. Pourquoi se
donneraient-ils cette peine d'ailleurs ? L'ordre du monde leur va à merveille et
on comprend qu'ils n'aient aucun désir d'entrer dans de pénibles tractations
pour le modifier. Pour tous ceux-là à qui leur situation matérielle ne saurait
donner la moindre idée de la difficulté de vivre dans l'Europe libérale
d'aujourd'hui, pour ceux-là qui ont tout, le métier qui comble une vocation, le
patrimoine accumulé, les revenus stables, le non à la Constitution risque en
effet de demeurer pour longtemps incompréhensible. Pour ces européens les
plus satisfaits, de leur condition, de leur position, et finalement d'eux-mêmes, il
n'y a aucun problème à demander « de ne pas vivre au dessus de ses
moyens » quand on a un salaire mensuel à cinq chiffres, il n'y aucun problème
à chanter les mérites de la société du risque, de la flexibilité et de la
concurrence réunies quand on est le plus parfaitement à l'abri de la précarité
matérielle ; et l'on peut même se donner la joie d'intellectuel (de pacotille) de
s'enthousiasmer pour des idées générales - « la paix », « le dépassement de la
nation », « la citoyenneté européenne » - quand on n'est soi-même touché par
aucun des fléaux auxquels, hélas, ces magnifiques intentions se trouvent en
pratique associées. Il est exact que l'Europe nous a valu un demi-siècle de paix
et pourrait nous en valoir encore autant. Mais l'Europe libérale qui nous
épargne la guerre est celle-là même qui afflige les populations d'une autre sorte
de dévastation et fait leur existence malheureuse ici et maintenant.
À la fin du Traité théologico-politique, Spinoza observe que le talent politique de
Moïse, fondateur de l'État hébreu consiste précisément à n'avoir rien décrété
qui entre en contradiction avec les inclinations les plus profondes de son
peuple. Il s'agit moins de sa part d'une habileté, ou d'un calcul, que d'une
harmonie de fait - un sociologue d'aujourd'hui dirait que Moïse avait
un « habitus modal », en termes plus simples : une complexion individuelle la
plus proche de la complexion statistiquement dominante, de sorte que jugeant
spontanément - comme chacun - d'après ses propres affects, il jugeait ipso
facto au plus près du sentiment majoritaire. C'est cette « modalité de l'habitus »
qu'ont semble-t-il durablement perdue les représentants des démocraties
d'aujourd'hui, où il faudrait inclure dans le cercle de la représentation le
personnel politique, bien sûr, mais aussi le personnel médiatique qui
revendique hautement de produire l'idée que la société se forme d'elle-même.
Mais ces représentants là ne représentent plus qu'eux-mêmes. Leurs
existences sont devenues des exceptions sociales, l'inconscience de leur
privilège totale, au point de les avoir dépourvus de cette sensibilité minimale qui
permet de s'extraire momentanément de sa propre condition et d'imaginer la
difficulté d'autrui avec assez de réalisme pour en tirer l'idée d'une action
ajustée, ou au moins faire renoncer au moralisme des idées générales. Les
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représentants jugent d'après des affects qu'ils sont maintenant de plus en plus
seuls à éprouver, affects de satisfaction pour un monde finalement très adapté
à leurs désirs de hautes luttes et d'honneurs - compétitions sans danger
véritable, rassurons nous. Au reste de la population, pour qui la concurrence
n'est pas une philosophie de l'existence mais une épreuve obligée, ils sont
devenus aveugles et sourds.
Frédéric LORDON.
[1] Ainsi que dans l'article I-4 intitulé "Libertés fondamentales et non-discrimination".
[2] François Dubet, "Derrière le social, la nation", Libération, 20 avril 2005.
[3] Hans Tietmayer, Economie sociale de marché et stabilité monétaire, Economica, 1999, p. 8.
[4] Id., p. 7.
[5] Ibid., p. 6.
[6] Alfred Müller-Armack, "Soziale Marcktwirtschaft", Handwörterbuch der Sozialwissenschaften, Vandenhoeck & Rupert, 1956
cité in Tietmeyer, op. cit., p. 6.
[7] Tietmeyer, op. cit., p. 7.
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