En matière de politique africaine, l’actualité récente a été marquée par :
• L’accord sur le « double commandement » au Mali conclu au conseil de sécurité de l’ONU, très favorable à Paris : le gouvernement français obtient de l’organisation mondiale qu’elle assume une grande partie des frais et des responsabilités de l’intervention malienne tout en gardant le contrôle souverain de son volet proprement militaire.
• Le vote au Parlement sur la prolongation de l’intervention militaire française au Mali sans une voix contre et dans l’indifférence médiatique, comme s’il ne s’agissait que d’une décision de routine.
• La publication du Livre blanc sur la Défense qui redéfinit les ambitions gouvernementales : Paris cesse de prétendre avoir les moyens d’agir sur tous les océans et continents, mais maintient la force de frappe nucléaire (garante de son statut de puissance) et précise ses champs d’interventions privilégiés – actuels ou potentiels : l’Est européen, le Moyen-Orient et, au tout premier chef, l’Afrique.
• La décision de se doter de drones perfectionnés et, pour cela, commencer par en acheter aux Etats-Unis. Il ne s’agit pas seulement de renforcer l’autonomie opérationnelle de l’armée française : ce type de drones chasseurs-tueurs permet de s’émanciper de bien des contraintes politiques des guerres classiques [1].
• L’attaque du Mujao au Niger, après celle en Algérie : elle illustre à quel point le Sahel (et non le seul Nord Mali) constitue le véritable théâtre de guerre en cause – avec à l’arrière-plan toute la zone d’influence africaine de l’impérialisme français.
L’Union européenne s’est avérée incapable de créer une capacité d’intervention militaire intégrée. Dans ces conditions, à la suite de Nicolas Sarkozy, François Hollande cherche à réduire le coût des forces armées nationales, sans perdre pied là où les intérêts et les moyens de l’impérialisme français sont les plus concernés.
Il n’y a dans tout cela rien de bien original. La politique militaire et africaine de l’Etat français est celle d’une puissance impérialiste qui a perdu beaucoup d’envergure, qui a dû abandonner bien des positions, et qui est aujourd’hui menacée dans la principale zone d’influence qui lui reste. Une menace qui provient de l’instabilité nourrie dans le cadre de son règne : crises de nombreux Etats clients, décompositions sociales accélérées par les politiques néolibérales, montée des radicalismes religieux… ; mais aussi des ambitions présentes d’autres impérialismes « classiques » (Etats-Unis, Canada…) et de nouvelles « puissances émergentes » (ou émergées) : Chine, Inde, Afrique du Sud…
Outre les liens tissés depuis des décennies avec les élites locales dans ses anciennes colonies d’Afrique, Paris peut encore user et abuser de trois atouts maîtres :
• Le franc CFA qui, bien qu’arrimé à l’euro, demeure sous la tutelle de la Banque de France.
• Sa présence militaire permanente sur le continent africain. Aucune autre puissance n’a dans cette région le réseau de bases et la connaissance du terrain dont bénéficie Paris – aucune autre ne peut (pour l’heure) intervenir aussi rapidement et décisivement.
• En France même, la marginalité des résistances à notre impérialisme. Cette marginalisation de l’opposition anti-impérialiste n’est pas nouvelle, facilitée qu’elle fut par le climat d’union nationale en matière de politique africaine. Nous en avons eu de nombreux exemples, parfois particulièrement terribles, comme en ce qui concerne les complicités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi (et le massacre de Hutus progressistes) au Rwanda.
Nous en avons une fois encore l’illustration. Le gouvernement accentue aujourd’hui son engagement militaire en Afrique, où il conduit une guerre sous direction française (chose rare !). Il prend une série de mesures pour préparer les interventions de demain… et le tout passe comme un « non-événement » – même semble-t-il pour une grande partie de la gauche de la gauche.
A la gauche de la gauche
Le Parti communiste français. Les députés du Front de gauche avaient initialement voté en faveur de l’intervention française au Mali lors du débat au Parlement en janvier 2013. Cette fois-ci, lors du débat du 22 avril dernier sur la prolongation de l’opération Serval, ils se sont abstenus – en claire, de même qu’EELV, ils ne se sont pas opposés à la prolongation de cette intervention. Dans ces conditions, l’abstention est un soutien honteux, avec pour résultat que le vote à l’Assemblée nationale s’est fait sans une seule voix contre.
Cela fait plusieurs décennies que pour le PCF, ses alliances avec le Parti socialiste ne doivent pas être mises en cause par la politique impérialiste de la France en Afrique (ou ailleurs) ; une politique qui a été mise en œuvre par le PS – et avant lui la SFIO – à chaque fois qu’il était au gouvernement. Le Parti communiste émet des « doutes », fait part de ses « inquiétudes », comme aujourd’hui sur la situation au Mali, mais ne rompt pas, ne condamne pas. L’argument du « moindre mal » et du danger de chaos a été invoqué pour soutenir une intervention qui se prétendait (mensongèrement) à l’origine ponctuelle, limitée à des frappes aériennes. Cette logique du « moindre mal » le conduit aujourd’hui au laisser-faire face à un engagement terrestre qui s’inscrit dans la durée.
Rappelons que le PCF est (de loin) la principale composante du Front de gauche.
Mélenchon et le Parti de gauche. Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, violemment critiqué le Livre blanc sur la défense – mais parce qu’il annonce l’affaiblissement de la capacité militaire française ! Il titre son communiqué du 29 avril « Non à la liquidation de l’argument militaire de la France », au nom de sa « souveraineté » et de son « indépendance ». « Ce livre blanc marque un nouvel étiolement de la puissance militaire de la France. »
Jean-Luc Mélenchon utilise dans ce communiqué – reproduit in extenso ci-dessous – un langage « contourné » (« argument militaire » pour « forces armées ») et ne recule pas devant les formules les plus grotesques (« la France doit construire une défense souveraine et altermondialiste ») ; mais tout cela ne change rien au contenu. Or ce n’est pas une posture conjoncturelle, mais une ligne de fond de la figure de proue du Front de gauche [2].
Le vocabulaire et l’argumentaire d’un récent discours de J.-L. Mélenchon intitulé « pour une défense souveraine et altermondialiste » sont très parlant à ce sujet, à commencer par l’usage du « nous », du « notre » et du mot « puissance » : « Nous sommes la France », « Nous les Français ». « Notre puissance satellitaire ». « Notre position particulière » due au fait que « nous sommes le deuxième territoire maritime du monde. ». Mélenchon assume la responsabilité qu’impose « notre rang de puissance maritime » alors qu’« inévitablement les conflits de puissances arriveront dans la mer »… Ainsi, grâce à sa « puissance » et ses « points d’appui » (dont la francophonie, son réseau diplomatique…), « la » France doit proposer une « alliance altermondialiste » en particulier aux « puissances émergentes » [3].
L’usage martelé du « nous » et du « notre » induit une identification à l’Etat réellement existant. L’invocation du « territoire maritime de la France » ne tire aucune conséquence de ce qu’il résulte du défunt grand empire colonial français. Ce discours de politique étrangère long d’une heure trente ne contient aucune critique de l’impérialisme français réellement agissant : il cible l’atlantisme dans un argumentaire aux tonalités gaullistes.
Sur l’intervention au Mali, le Parti de gauche a fini, avec quelques réticences, par se déclarer contre – mais sans pour autant qualifier d’impérialiste la politique africaine de l’Etat français. Cela reste toujours le cas. Voici ce qu’en dit Arthur Morenas dans un article du 20 mai sur le Livre blanc : « Cette opération s’est réalisée dans le flou le plus total et en l’absence de consultation préalable du Parlement. Des militaires français ont été envoyés sur le champ de bataille sans que les représentants du peuple français n’aient eu leur mot à dire. Une pratique avec laquelle la VIe République permettra de rompre. On ne peut commander à des militaires de risquer leur vie sur un champ de bataille au nom du peuple français sans une clarté absolue sur des buts de guerre conformes aux principes fermes établis par le peuple français. » [4]
Arthur Morenas dénonce la « logique désastreuse » du Livre blanc « pour le statut géostratégique du pays » et la réduction des effectifs décidée par Sarkozy, puis Hollande. Il ne s’inquiète pas du choix de se doter de drones tueurs : il juge simplement qu’ils ne devraient pas être acheté aux Etats-Unis, mais être issus d’un programme français (Talarion d’EADS).
Si la formule mélenchonienne de « défense altermondialiste » est si grotesque, c’est que sa politique en ce domaine s’inscrit dans une conception très traditionnelle des jeux de puissances : « la » France devrait être à la tête (son « rang » exige) d’un bloc d’Etats constitué pour contrer « l’hégémonisme américain » – avec donc les Etats chinois, indiens, brésiliens, sud-africains et quelques autres (l’Algérie, le Maroc pour la zone méditerranéenne ?)
Des mouvements sociaux et antiguerres se sont attachés à définir une conception de la sécurité internationale du point des peuples, fondamentalement alternative à la conception dominante portée par les Etats, par les puissances – et qui mérite donc, elle, d’être qualifiée d’altermondialiste. Fondée sur la solidarité entre peuples, elle implique que les mouvements progressistes luttent contre le « nationalisme de puissance » dans leurs pays ; et tout particulièrement contre le nationalisme des puissances impérialistes.
Soyons clairs. Dans un pays impérialiste, qui ne combat pas son propre impérialisme n’est pas anti-impérialiste du tout !
La Gauche anticapitaliste et le « troisième pôle »
La Gauche anticapitaliste a, pour sa part, reproduit sur son site l’interview de Grégoire Chamayou dans Libération qui explique la portée profonde du recours aux drones « chercheurs-tueurs » [5]. Elle avait aussi publié plusieurs communiqués contre l’intervention française au Mali, mais ne s’est pas investie sur ce terrain.
Ainsi, au-delà de prises de position ponctuelles et partielles, il n’y a sur son site (et encore moins dans ses activités) aucune campagne suivie contre la politique africaine et militaire de l’impérialisme français, ni aucune polémique au fond contre les positions affichées par le PCF ou Jean-Luc Mélenchon en ce domaine. Comme si tout cela ne méritait pas d’alourdir le climat au sein du Front de gauche et la préparation des prochaines échéances électorales.
La direction de la GA était divisée sur l’engagement à prendre contre la guerre du Mali. Les « anti-impérialistes actifs » ont obtenu des communiqués de condamnation et ont participé à des actions. Mais les membres de la direction qui étaient pour que la GA reste en retrait sur ce terrain ont, en pratique, obtenu gain de cause. Le tout sans même qu’un débat impliquant la direction soit organisé.
Peut-être ai-je mal cherché, mais je n’ai rien (rien !) trouvé concernant ces questions sur le site des Alternatifs ! Certaines autres petites composantes du Front de gauche sont en revanche clairement engagées contre la guerre française au Mali. Mais quelle sera l’importance accordée par le « troisième pôle » du FG (ni PCF ni PG) s’il réussit à se formaliser ?
Une réunion doit se tenir le 15 juin prochain pour en discuter sur la base de documents préparatoires présentés par les Alternatifs, la Fase, Convergences et alternatives, la Gauche anticapitaliste, les animateurs du groupe « tous ensemble », des militants de la Gauche unitaire. Force est de reconnaître que pour l’instant, l’impérialisme français n’apparaît pas comme l’une des questions prises en compte pour définir les contours politiques ou programmatiques de ce regroupement ; ni pour profiler ses campagnes et activités à venir.
Pour nous qui vivons et militons en France, combattre notre propre impérialisme est pourtant de notre responsabilité. Une responsabilité dont on ne se dédouane pas avec quelques communiqués de presse, quelques phrases dans une déclaration, quelques rares articles.
Les « résistants »
Il y a bien des résistants, mais peu nombreux. Côté « associatif », il faut souligner le travail très important réalisé sur la Françafrique par l’Association Survie, ainsi que l’engagement, chacune dans leur domaine, du Cedetim, de l’Association française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique (AFASPA) ou de la Fédération des Droits de l’Homme (FDH).
Côté « politique », des organisations comme Alternative libertaire, Lutte ouvrière et le NPA se sont engagés sans mettre d’eau dans leur vin (rouge). Le NPA, par exemple, a initié ou participé aux quelques (petites) mobilisations qui se sont tenu depuis le début de l’intervention au Mali. Il traite régulièrement de ces questions dans sa presse et sur son site. Il les met à l’ordre du jour de ses réunions de direction et les intègre en bonne place à ses textes de congrès.
Ces mouvements – et quelques autres, bien entendu – tentent de contrer la propagande mensongère du pouvoir (armée, diplomatie, gouvernement…), de battre en brèche le mur du silence médiatique, de refonder, de reconstituer et d’élargir un front de résistance à l’intervention française en Afrique. Mais ils le font dans des conditions politiques très difficiles, à contre-courant.
Curieusement, dans une contribution de février 2013, Claude Gabriel jugeait que l’anti-impérialisme se portait bien en France [6]. C’était une affirmation étonnamment minimaliste à l’époque, cela l’est encore plus aujourd’hui, vu avec le bénéfice du recul.
Claude Gabriel concentrait sa critique contre « l’anti-impérialisme conventionnel », qui serait incapable de comprendre ce qu’il y a de nouveau sous le soleil franco-africain. On se demande cependant où est l’anti-impérialisme non conventionnel : il brille par son absence ou son inaction.
Pour l’heure, les seuls à combattre notre propre impérialisme – malheureusement avec des moyens très limités – affichent, aux yeux de Gabriel, des positions fort « conventionnelles ». Peut-être parce que le neuf est moins nouveau qu’il ne l’affirme.
Impérialisme « humanitaire »
Cela fait maintenant longtemps – au moins depuis la crise de désintégration de la Yougoslavie et l’Afghanistan – que nos impérialismes occidentaux s’attaquent à des adversaires détestables – qui parfois ont été leurs créatures (talibans). C’est à nouveau le cas au Nord Mali vu l’influence et le pouvoir acquis par les fondamentalistes religieux.
Nous ne nous sommes jamais rangés pour autant du côté des impérialismes « démocratiques » (ni d’ailleurs de leurs opposants dictatoriaux ou cléricaux fascisants). Parce que démocratiques, ils ne le sont pas ; pas plus qu’ils ne sont efficaces sur le terrain du combat contre les nationalismes xénophobes et les courants politico-religieux d’extrême droite. Comme le reconnaît volontiers Gabriel, ils font partie du problème, pas de la solution. De l’Afghanistan à l’Irak, de la Libye au Mali, on en a sans fin l’illustration.
Confrontés à de tels conflits, nous avons toujours essayé de construire une réponse indépendante, progressiste. La continuité d’une telle politique est essentielle. Prenons l’exemple de l’intervention au Mali. Nous exigeons – comme tous les anti-impérialistes « conventionnels » – le démantèlement des bases militaires françaises en Afrique et le rapatriement des troupes. Comment poursuivre de façon convaincante ce combat si, au moment de la plus importante intervention française, nous disons « ah, cette fois-ci, on soutient ou du moins on ne s’oppose pas ». Rappelons qu’aujourd’hui, le gouvernement se félicite de ce que ladite intervention a permis de renforcer l’influence et la présence militaire françaises sur le continent africain…
Dans la mesure où ils existent, les gains engrangés à l’occasion d’une intervention « impérialiste humanitaire » sont éphémères – comme la réduction de la pression fondamentaliste sur les femmes, véritable dictature quotidienne. Voir en Afghanistan, par exemple, à quel point les droits des Afghanes sont attaqués par le régime mis en place à Kaboul par les Occidentaux et s’avèrent aujourd’hui négociables lors des pourparlers avec les talibans. La realpolitik de puissance se préoccupe peu des droits, fussent-ils fondamentaux
Nous n’avons que fort peu de prise sur le présent – nous en aurions un peu plus si les « anti-impérialistes non conventionnels » voulaient bien se mobiliser avec nous. Notre responsabilité présente est donc de reconstruire, dans la durée, une capacité de solidarité indépendante, progressiste.
Cette solidarité ne doit pas être seulement un acte « de principe », mais un engagement concret. Par exemple dans le cas de l’Afghanistan le soutien à l’organisation féministe progressiste Rawa ; ou à la ville de Tuzla dans le conflit yougoslave (cette ville « solidaire » vers où partaient les « convois ouvriers ») ; ou à la gauche laïque (et pour une part marxiste) de la résistance syrienne…
De ce que je peux en voir, c’est en ce domaine que nous avons une difficulté particulière dans le cas malien à cause de la situation dans laquelle se trouvent les forces progressistes, mais aussi à cause des divisions dites ethniques dont l’acuité est largement héritée du passé colonial et des politiques néocoloniales qui ont suivi.
En 2012, l’actuelle ligne de démarcation entre les zones septentrionale et méridionale du pays a été établie avec la proclamation de l’Azawad au Nord, sans qu’elle ait été reconnue comme permanente par toutes les parties en cause.
Tout mouvement progressiste au Mali n’est donc pas seulement confronté à la question de la domination impérialiste et des rapports de classes au Mali même, mais aussi au droit d’autodétermination de peuples du nord qui ne sont pas présents au sud.
Les manœuvres constantes de la France au Nord ne simplifient pas les choses et brouille à plaisir les enjeux [7]. Ainsi, la représentativité du Mouvement national de Libération de l’Azawad pour les Touaregs est en question – sans parler des autres peuples de la région. En traitant avec le MNLA de la façon dont Sarkozy puis Hollande l’ont fait, ils l’on rendu suspect d’ouvrir la porte à l’ancienne puissance coloniale (en vue notamment de l’établissement d’une base militaire…). Cependant, en permettant à l’armée malienne de revenir dans une grande partie du Nord, grâce à l’opération Serval, Paris se voit aussi accusé de complicité pour les exactions qu’elle y commet, notamment à l’encontre de Touaregs [8].
Le parti de gauche Sadi est la principale organisation politique au Mali qui s’oppose à l’intervention française, et son rôle en ce domaine est très important. Cependant, au nom de l’anti-impérialisme, il ne reconnaît pas pleinement de droit à l’autodétermination des peuples du Nord sahélien et en vient à chanter les louanges de l’armée malienne, pourtant connue pour sa corruption et ses exactions…
Du côté de la solidarité internationale, les priorités de départ ne se recoupent pas automatiquement suivant les liens antérieurement tissés et le point de vue initialement privilégié : le Mali ou le Sahel. De plus, la situation des populations touarègues et l’histoire de leurs mouvements diffèrent entre le Sahara occidental, le Mali, le Niger…
Les deux « angles de vue » doivent être pris en compte, mais cela ne simplifie pas la réponse à la question : qui soutenir et comment ? Les peuples du Mali, certes, et du Sahel. Mais plus concrètement ? Avons-nous une réponse à cette question ?
Nous avons – en revanche et malheureusement – beaucoup de réponses à la question : qui combattre ? Les courants politico-religieux d’extrême droite, le régime clientéliste malien, les politiques néolibérales si destructrices et leurs promoteurs (FMI, Union européenne…)… sans oublier, au grand jamais, notre propre impérialisme.
Impérialisme tout court
La politique du gouvernement français au Mali montre que l’impérialisme « humanitaire » reste un impérialisme tout court.
La situation de crise au Mali – Nord et Sud – risquait d’avoir des effets déstabilisateurs pour Paris dans toute la région, avec des répercussions immédiates au Sahel – en particulier au Niger (avec ses mines d’uranium et l’implantation d’Areva), et en Algérie, mais aussi ailleurs. Dès l’origine, les objectifs de l’intervention française ne se limitaient donc pas à ce seul pays, comme l’ont confirmé les récents débats au Parlement : il fallait renforcer l’influence de la France en Afrique.
Très classiquement, Paris n’a cessé de mentir affirmant d’abord que la France ne devait pas intervenir au Mali, simplement soutenir des forces africaines ; puis qu’elle ne devait que les « instruire » sur le terrain et agir dans le cadre de l’Union européenne. Quand l’opération Serval a été déclenchée, elle ne devait être qu’aérienne et n’avait pour objectif avoué que de bloquer l’avancée supposée des troupes islamistes sur Bamako ; puis de les repousser jusqu’à la frontière entre le Nord et le Sud du Mali ; avant que la « reconquête » du Nord entier ne soit annoncée. Les forces françaises devaient céder la place aux Africains…, mais le récent vote du Parlement montre qu’elles sont bien là pour rester.
Au moment de déclencher l’opération Serval, la manipulation grossière de l’information (Bamako allait tomber dans les deux jours) a permis de faire taire les interrogations. L’affirmation était particulièrement peu crédible : des mouvements touaregs et arabes, peu nombreux et pas si bien armés que cela auraient été à même d’imposer en quelques jours leur propre théocratie au Sud Mali ! Elle n’en a pas moins été acceptée comme véridique par bon nombre d’organisations progressistes…
Puis un blackout radical a été imposé sur les premières semaines de l’opération Serval, les chaînes de télévision en étant réduites à passer en boucle des images de propagande fournies par l’armée (ce qu’elles auraient dû refuser, au lieu de se contenter de protester du bout des lèvres).
Tout récemment, Paris a interdit que des visas Schengen soient accordés à des personnalités maliennes opposées à l’intervention française, dont Aminata Traoré – une ancienne ministre de la Culture qui a rappelé qu’elle défendait encore les idées qui lui avaient valu d’être été invitée à une université du PS… quand ce dernier était l’opposition !
Dans le fond des objectifs poursuivis comme dans les méthodes utilisées, la Françafrique est toujours là [9]. Nous sortons d’une période durant laquelle Paris a réduit son dispositif militaire en Afrique : il y a aujourd’hui beaucoup moins de bases qu’il y a vingt ans. Mais il est bien question maintenant d’un nouveau redéploiement. L’intervention malienne en est l’illustration. Le Livre blanc dernièrement remis à Hollande insiste sur l’importance de l’Afrique ; or ce continent était négligé dans le précédent. Le rapport récent du groupe « Sahel » au Sénat enfonce le clou : « L’intervention au Mali a permis de prendre la pleine mesure de l’intérêt des forces françaises prépositionnées et de l’erreur d’appréciation qui consisterait à réduire notre dispositif en Afrique de l’Ouest » [10].
L’une des raisons qui expliquent la profondeur de la crise économique de l’Union européenne, c’est son déclin international. Les bourgeoisies européennes ont perdu beaucoup de « marchés », de zones d’influence, et ne peuvent plus bénéficier comme auparavant des surprofits liés à l’exploitation du « tiers monde ». Elles se retournent avec d’autant plus d’agressivité contre leurs propres salariats, mais cherchent aussi comment stabiliser et reconquérir leur accès aux surprofits postcoloniaux. La particularité de la bourgeoise française, c’est qu’à cette fin elle peut utiliser son armée.
L’engagement français en Afrique de l’Ouest est assez unique : quel autre impérialisme bénéficie-t-il en permanence d’une telle liberté de présence et d’action militaires dans un tel ensemble de pays étrangers ? Malheureusement, en France, la dénonciation de cet état de fait n’a jamais été à la hauteur de l’enjeu solidaire, malgré le travail d’information remarquable d’une association comme Survie. Nous ne pouvons rester passifs à l’heure de l’intervention malienne et alors que le gouvernement affiche sa volonté de renforcer à nouveau son dispositif – en collaboration étroite avec les Etats-Unis qui, eux aussi, annoncent leur « retour ».
Il faudrait de même s’attacher plus au rôle de l’Etat français dans la crise haïtienne (non sans analogie avec sa politique malienne, malgré des différences fondamentales) et les raisons pour lesquelles il se montre si violent à l’encontre des mouvements populaires en Guadeloupe et Martinique.
Nous sommes à un moment charnière. Sans garantie de succès vu son affaiblissement, l’impérialisme français cherche à moderniser et rationaliser ses moyens et ses ambitions. Il en appelle pour ce faire à l’union nationale. C’est à nous de la briser et de faire entendre une autre voix… Une autre voix qui ne se contente pas de dire que l’avenir est incertain ; que la solution militaire est insuffisante, comme le fait le PCF (tout le monde le sait, y compris l’Elysée) ; ou qu’il ne faut en rien affaiblir notre armée nationale, comme le proclame Mélenchon !
Il faut nommer un chat un chat et la « puissance » française un impérialisme ; pour assumer nos responsabilités anti-impérialistes.
Pierre Rousset
* Je remercie pour leur aide Roger Annis, Josu Egireun, Paul Martial, Jean Nanga, Christian Varin …
Annexe : communiqué de J.-L. Mélenchon
Communiqué du 29 avril 2013
Non à la liquidation de l’argument militaire de la France
Austérité et atlantisme sont les maîtres mots du livre blanc de la Défense remis ce jour au président de la République. Ce sont deux dangers mortels pour la souveraineté et l’indépendance de la France.
Ce livre blanc est une nouvelle preuve de l’hypocrisie des solfériniens et de l’incohérence du gouvernement. François Hollande annonce qu’il ne touchera pas à la dissuasion nucléaire mais il a accepté d’inscrire la France dans le projet atlantiste de bouclier anti-missile en Europe. François Hollande annonce des moyens préservés pour le budget militaire mais le livre blanc prévoit des dizaines de milliers de suppressions d’emplois et la vente d’actions de l’Etat dans les industries de Défense.
Ce livre blanc marque un nouvel étiolement de la puissance militaire de la France. Il prépare les grandes phrases selon lesquelles « on ne peut rien faire sans les autres ». Air trop connu ! Le renoncement à l’indépendance et à la souveraineté est toujours présenté comme une fatalité indépendante de notre volonté.
Je refuse cette liquidation de l’argument militaire de la France. Loin de l’atlantisme et de l’austérité, la France doit construire une défense souveraine et altermondialiste.
[1] Je renvoie sur ce point aux contributions de Grégoire Chamayou disponible sur ESSF (articles 28669, 28822, 28824) : « La France a l’intention de s’équiper en drones reaper », Drones et chasses à l’homme : « La guerre devient un télétravail pour employés de bureau », La chasse à l’homme, une nouvelle doctrine de guerre.
[2] Voir sur ESSF (article 25138), Pierre Rousset, « Jean-Luc Mélenchon, l’habit présidentiel, l’arme nucléaire et la gauche française »
[3] Discours du 30 mars 2012 : http://www.jean-luc-melenchon.fr/20...
[4] http://www.lepartidegauche.fr/actua...
[5] Voir note 1.
[6] Voir sur ESSF (article 27959), Mali et contradictions d’un anti-impérialisme conventionnel.
[7] Je m’en tiens ici au facteur « français ». Bien d’autres facteurs sont évidemment à prendre en compte. Je renvoie pour cela aux nombreux articles mis en ligne sur ESSF dans les rubriques Afrique, Mali et Françafrique.
[8] Voir par exemple http://tamazgha.fr/Azawad-la-paix-s...
[9] Voir à ce sujet le bilan présenté par Survie disponible sur ESSF (article 28862), « Françafrique : un engagement non tenu de François Hollande, des reculs préoccupants » et les articles des Billets d’Afrique dont certains sont aussi reproduits sur ESSF.
[10] Voir Raphaël Granvaud, « Mali & Opération Serval : un rapport sans accroc pour un vote sans surprise (et réciproquement), disponible sur ESSF (article 28860].
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