Par Daniel Zamora, sociologue à l'Université Libre de Bruxelles. Depuis la sortie du second opus de la trilogie de Hunger Games, on a eu droit à une série d’articles et de commentaires transformant le Blockbuster américain en un pamphlet révolutionnaire. Cela va des journalistes aux acteurs en passant par des intellectuels de la gauche radicale.
Ainsi Donald Sutherland, acteur jouant le rôle du président Snow, n’hésitait pas à déclarer dans les colonnes du Guardian qu’il espérait qu’Hunger Games puisse “déclancher une revolution.” Le magazine néerlandais Folia, tout en modérant les propos de Sutherland, parle de la “révolution d’Hollywood” et de l’importance d’un film posant “les grands débats sociaux de notre temps”. Même le journal français Le Figaro y voyait également “une parabole de notre monde contemporain.” La liste de ce type de lecture du film pourrait encore être très longue…
Cet engouement politique pour un certain nombre de grosses productions hollywoodiennes vues comme « subversives » et « radicales » n’est cependant pas totalement neuve. Cela fait déjà quelques années qu’on a pu voir des films comme « V for Vendetta », « District 9 », « Children of Men » ou plus récemment « Django unchained » et « Elysium ». La majorité de ces films ont suscité tant dans la presse que chez de nombreux militants de gauche un certain enthousiasme en y voyant généralement une critique sous jacente du capitalisme.
Pas de critique de l’idéologie néo-libérale
Cette lecture pose cependant problème lorsqu’on observe avec attention ces films. En effet, quels sont les problèmes auxquels sont confrontés les héros de ces histoires ? Est-ce bien une « parabole » de notre société ? En ce qui concerne Hunger Games, il est relativement évident (mais pourtant rarement remarqué) qu’il s’agit d’une métaphore de beaucoup de choses mais certainement pas du capitalisme ou de l’idéologie néo-libérale. L’univers dans lequel évolue Katniss est plus cyber-féodal que néo-libéral, cette différence s’illustre d’ailleurs très bien dans le fait les « districts » s’apparentent clairement plus à des castes qu’à des classes à proprement parler. Sur le plan économique, le Capitol (district où vivent des élites plus aristocratiques que bourgeoises) extrait sa richesse d’une expropriation directe des autres districts plutôt que via les mécanismes du marché contemporains. Il est a ce titre intéressant de remarquer que les participants aux jeux sont vus comme des « tributs » dûs par chaque district au Capitol mimant ainsi le fonctionnement d’un système économique fonctionnant sur des liens vassalité plus que de libre marché.
Ici ce n’est donc pas le marché qui règle les interactions économiques et la distribution des richesses mais l’Etat et la caste qui le dirige. L’accumulation de la richesse par ces aristocrates est alors uniquement rendue possible par l’extrême violence que subissent les différents districts et le règne de l’arbitraire auquel ils sont constamment soumis. Le président semble ainsi détenir tous les pouvoirs et gouverner par la terreur plutôt que par une forme de démocratie libérale. Cet univers n’est donc en aucun point à l’image du nôtre et c’est précisément le fait de le concevoir comme « actuel » qui constitue l’illusion néo-libérale par excellence. En effet, loin de nous aider à révéler les problèmes du monde actuel, Hunger Games et l’idéologie libérale dont il est le produit, visent à nous faire croire que ce qui fait problème aujourd’hui c’est le « trop d’Etat », la limitation des libertés individuelles, la domination, les « dictatures », bref, tout sauf les rapports d’exploitation.
Des attaques contre le "trop d'Etat"
S’il est vrai qu’il y a en arrière fond d’Hunger Games quelques travailleurs dont la pauvreté indigne, cette dimension est totalement secondaire et le film révolte plus par la dimension fasciste du pouvoir que par l’exploitation elle même. Mais l’exploitation serait elle légitime sans pouvoir fasciste ? Cette absence des rapports économiques est encore plus évidente dans « V for Vendetta » qui se déroule dans une sorte d’allégorie moderne de 1984 ou le contrôle total réduit la liberté individuelle a néant. Reproduisant alors une lecture particulièrement néo-libérale non seulement de ce qui fait problème (l’Etat « totalitaire ») mais de ce qu’est l’idéologie. Ici comme dans les autres films, le peuple est souvent très conscient du caractère dictatorial du système dans lequel ils vivent, c’est machinalement et passivement qu’il observent et écoutent le discours dominant. Ils n’ont besoin que d’une étincelle d’espoir pour renverser le pouvoir tel un château de cartes. Cette vision reproduit pourtant un sens commun très peu subversif selon lequel l’idéologie est ce qui nous est imposé dans la contrainte par l’Etat, et dont nous devrions nous débarrasser comme des lunettes qu’on nous aurait forcé de porte. En parlant du film de John Carpenter « They Live » -ou c’est précisément en mettant des lunettes que le héros se débarrasse de l’idéologie-, Slavoj Zizek remarquait très pertinemment que cette idée est précisément « l’illusion ultime ». Aujourd’hui « l’idéologie n’est pas simplement imposée a nous, l’idéologie est notre vision spontanée du monde, de comment on perçoit son sens », « notre vision spontanée est idéologique. » [1]
Cette illusion, souvent recyclée en nous présentant notre société comme une variante d’un état dictatorial masque cependant le vrai défi de notre temps et les vraies difficultés pour « transformer le monde ». Il ne s’agit pas tant de lutter contre un pouvoir dictatorial ou contre une société ou il n’existe pas de liberté d’expression et ou la justice ne serait qu’un simulacre, mais précisément l’inverse : une société qui construit le consentement idéologique de la grande majorité du peuple sans faire appel aux excès dépeints dans ces films. Bien loin d’être dans la continuité des univers dans lesquels vivent les héros hollywoodiens, nos sociétés seraient tout a fait a même de répondre à la majorité de leurs angoisses : on y est pas exécuté sommairement, on a accès la liberté d’expression, d’association,… Et toutes ces libertés sont, dans leur dimension formelle pour le moins, absolument compatibles avec le capitalisme.
Django "banalise l’esclavage"
En réalité, les problèmes auxquels nous confrontent ces films sont précisément ceux qu’aborde le penseur libéral Friedrich Hayek lorsqu’il écrit « La route de la servitude » : contrôle de l’économie par l’Etat, restriction des libertés individuelles, systèmes de propagande coercitifs,… Ils sont ceci en commun qu’ils n’abordent jamais (ou très rarement) la question de l’exploitation et par conséquent du racisme sur une base concrète. Django Unchained étant alors un excellent exemple de cette critique très libérale du racisme. Ainsi comme le remarque Adolph Reed, Django « banalise l’esclavage en le réduisant à ces excès barbares et atroces » cachant ainsi par la même occasion que « l’esclavage relevait aussi fondamentalement d’un rapport de production. »[2] Ce qui fait problème dans Django c’est les coups de fouet, les bagarres à mort entre esclaves (qui n’ont par ailleurs probablement jamais existé), la méchanceté des propriétaires,… Mais est-ce bien cela le problème de l’esclavage et du racisme? Pour Reed, “cet argument projette des problèmes politiques et économiques en termes psychologiques”, l’injustice apparait ici “comme une question de manque de respect et de déni de reconnaissance”.
Loin d’être subversif, ce tableau transforme une inégalité structurelle (qui n’a rien à voir avec notre comportement soit il bon ou mauvais) en un problème de comportement. Ce déplacement très conservateur de la critique sociale est à l’image du néo-libéralisme : tout forme d’inégalité est au final le produit de mauvais ou bon comportements (préjugés, mépris, manque de respect,...) Il vise à déplacer le débat de ce qui produit les inégalités (le capitalisme) vers la manière dont on gère les inégalités. Ce que l’on conteste c’est qu’on traite mal les esclaves, pas le système esclavagiste en tant que tel.
Cette absence systématique de l’exploitation et donc du problème central du capitalisme (et par la même occasion de notre temps !) est problématique car la solution que l’on pourrait donner à tous ces films pourrait précisément être la démocratie libérale. Au final ce que demandent tous ces héros n’est jamais l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais le droit de vote, la liberté d’expression, un état de droit et la méritocratie. Mais le capitalisme fonctionne très bien également sans brutalité et humiliation, il fonctionne même mieux comme cela que dans l’état d’exception. Paradoxalement, bien que peu de personnes le soulignent, l’idéologie néo-libérale est tellement ancrée en nous (et non pas imposée a coups de matraque) que personne ne semble remarquer à quel point ces films sont, pour reprendre la formule d’Adolph Reed, « profondément et complètement intégrés dans l’ontologie pratique du néolibéralisme. »[3] Ils contribuent a nourrir l’illusion qu’il est possible d’atteindre plus d’égalité sans jamais poser sérieusement la question de l’exploitation de l’homme par l’homme.
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