Macron habillé de TAFTA
Patrick Roulette
Dans le Monde du 17 décembre 2014, Monsieur Macron a été interrogé sur l’une de ses propositions, la création d’avocats d’entreprises. Il a précisé : « Je n’en fais pas un point dur », souhaitant ainsi trouver une solution « qui réponde aux besoins d’un certain nombre de grands groupes qui ont recours à des avocats d’entreprise étrangers ». Cette phrase peut paraître anodine, mais justifie d’un véritable travail en profondeur, mené déjà par de nombreux journalistes, sur les liens entre le Projet Macron et le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI -TTIP en anglais), le plus souvent repris au travers du premier acronyme TAFTA (Transatlantic Free Trade Area).
Ce traité fait l’objet actuellement de négociations en phase de finalisation mais ces négociations échappent à toute participation et contrôle démocratique, dans la mesure où, le 14 juin 2013, la Commission européenne a obtenu un mandat de négociation sans que les Européens aient été consultés. Les différents éléments du mandat de négociations n’ont été diffusés que tardivement (9 octobre 2014) et seulement partiellement, les États-Unis s’étant refusés à communiquer les leurs ! L’un des points clés de ce traité réside dans la création de « l’Investor-to-State Dispute Settlement » (ISDS) ou en français le Règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE), un mécanisme qui permet à une entreprise d’attaquer en justice un État.
Au plan international, de tels dispositifs existent déjà ainsi que le notaient Benoît Bréville et Martine Bulard, dans Le Monde Diplomatique de juin 2014 (1) : « Les recours des multinationales sont traités par l’une des instances spécialisées : le Cirdi, qui arbitre le plus d’affaires, la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI), la Cour permanente de La Haye, certaines chambres de commerce, etc. Les États et les entreprises ne peuvent, le plus souvent, pas faire appel des décisions prises par ces instances : à la différence d’une cour de justice, une cour d’arbitrage n’est pas tenue d’offrir un tel droit. » Nous connaissons les conséquences de la mise en oeuvre de telles procédures qui, rappelons-le, opposent des sociétés (souvent multinationales) à des états.
Quelques exemples donnés par le Monde (2) : « En 2012, l’Équateur a été condamné à payer 1,77 milliard de dollars à Occidental Petroleum par le Cirdi. Sa faute : avoir mis fin par une décision politique à sa collaboration avec le géant pétrolier après que celui-ci eut violé leur contrat. Le tribunal arbitral a jugé que c’était cette décision soudaine qui violait en réalité le traité d’investissement bilatéral États-Unis-Équateur.
Autre exemple : le cigarettier Philip Morris a utilisé en 2010 et 2011 le mécanisme d’arbitrage pour réclamer plusieurs milliards de dollars de réparation à l’Uruguay et à l’Australie, qui mènent des campagnes anti-tabagisme, contraires selon lui à leurs accords de libre-échange respectifs avec la Suisse et Hongkong. » Le Monde Diplomatique (voir ci-dessus) précisait encore à propos de ces recours : « Pour l’essentiel, ils émanent d’entreprises du Nord — les trois quarts des réclamations traitées par le Cirdi viennent des États-Unis et de l’Union européenne — et visent des pays du Sud (57 % des cas). Les gouvernements qui veulent rompre avec l’orthodoxie économique, comme ceux de l’Argentine ou du Venezuela, sont particulièrement exposés. » Dans le même article, il était question de la composition des cours d’Arbitrages et selon Le Monde Diplomatique « Les arbitres (masculins à 96 %) proviennent pour l’essentiel de grands cabinets d’avocats européens ou nord-américains […]». Enfin la question des cabinets d’avocats intervenant dans ce type de procédure était évoquée : « Une vingtaine de cabinets, principalement américains, fournissent la majorité des avocats et arbitres sollicités pour les RDIE » (Règlement des différends entre investisseurs et États). Or nous trouvons sur un site « anti-TAFTA » (3) une information très intéressante datée du 12 septembre 2014 et qui précise : « Alors qu’on s’“attendrait”, dans une certaine mesure, de la part des grandes entreprises privées qu’elles fassent du lobbying en faveur de tels accords, le ralliement de cabinets d’avocats internationaux de renom est plus surprenant. Comme le cabinet Sidley Austin, dont le siège est installé à Bruxelles dans le même immeuble que Philip Morris – une entreprise qui a auparavant attaqué en justice l’Australie et l’Uruguay concernant la vente de cigarettes sans marque – juste en face du Parlement européen, à dix minutes de marche de la Commission européenne, et qui mène les négociations pour le camp européen.
Sidley Austin fait partie des cabinets d’avocats qui aident les entreprises à préparer leurs dossiers et à désigner les “arbitres” ou les juges de ces tribunaux privés, ce qui pose un conflit d’intérêts énorme dès lors que les mêmes cabinets qui représentent les clients désignent aussi les arbitres, explique Hoedeman. Bien entendu, le gouvernement qui doit se défendre dans le cadre de telles procédures doit aussi engager un avocat spécialisé. » Sachant que le tarif moyen de ces cabinets est de 1000 USD de l’heure, les frais encourus par les pays ne tardent pas à atteindre des sommes faramineuses. » Il apparaît clairement que l’ISDS (ou RDIE) est un outil au service d’une seule approche, celle de l’ultralibéralisme et de la suprématie de la finance et du commerce sur la souveraineté des états. Si Le Monde titrait de façon provocante dans son édition numérique du 15 avril 2014 : « Le traité Tafta va-t-il délocaliser notre justice à Washington ? », nous pouvons légitimement nous interroger aujourd’hui sur les liens entre la négociation du PTCI/TAFTA et le projet Macron. Pour le seul domaine de la Justice et en complément d’un argumentaire déjà nourri concernant la réforme des professions réglementées, la tentative de création d’un avocat d’entreprise – qui pouvait passer comme anecdotique – prend alors une dimension supplémentaire. Au-delà des questions fondamentales sur l’indépendance d’un tel avocat et sur la problématique du respect du secret professionnel, il faut désormais interpeller clairement le gouvernement sur les motivations cachées (volontairement ou non) de cette proposition. Quelles sont les « grands groupes » évoqués par Monsieur Macron et quels besoins ont-ils exprimés ? Quelle est la position du Gouvernement sur le traité PTCI/TAFTA en général et l’ISDS (ou RDIE) en particulier ? Les déréglementations massives contenues dans le projet de loi sont-elles destinées à la France, à l’Europe ou au PTCI/TAFTA ? Souvenons-nous de la technique première de tout illusionniste, qui fait bouger la main gauche, pendant que la main droite prépare le tour suivant en toute discrétion… Le projet Macron dissimule un véritable projet de société et il faut cesser de se focaliser sur les seuls débats imposés comme celui autour des dimanches travaillés, pour enfin aborder l’essence même du projet, le sens caché derrière l’apparence, la tentative dissimulée de mettre en place un autre système que celui qui fonde jusqu’à ce jour notre République !
_______________________________________________ (1) http://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/BREVILLE/50487 (2) http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/04/15/ le-traite-tafta-va-t-il-delocaliser-notre-justice-a-washington_ 4400693_4355770.html (3) https ://stoptafta.wordpress.com/2014/09/12/des-cabinets-davocats- reputes-se-joignent-au-lobby-des-entreprises-sur-le-ttip-tafta/
Article publié dans le numéro 724-725 de la revue « Economie & Politique »
Commentaires