Eric Toussaint (Namur, Belgique 1954), docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII étudie depuis plus d’un quart de siècle la manière dont le FMI ou la Banque mondiale utilisent la dette « pour discipliner un pays ». D’abord centré sur la dette externe du Tiers-Monde, il fonde en 1990 le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde (CADTM) dont il est le porte-parole. Il a conseillé plusieurs pays comme l’Equateur, le Paraguay et le Timor. Lorsque la crise de la dette publique a éclaté dans les pays de la périphérie européenne, Toussaint a intégré à son combat le « Premier Monde ». Il a été coordinateur scientifique de la Commission pour la Vérité sur la dette grecque, créée par Zoe Konstantopoulou, ex-présidente du Parlement grec jusqu’à sa dissolution en novembre 2015.
Quand on demande à Eric Toussaint qui soutient en Espagne la Plateforme d’audit citoyen de la dette pourquoi l’audit de la dette a disparu de l’agenda de Podemos - alors qu’il fait partie de son programme, il pointe « la pression d’un discours de realpolitik » pour se débarrasser des questions difficiles de la presse. « Il est plus facile de dire que le paiement de la dette ne pose plus de problème. Or, si le paiement de la dette est pour l’instant gérable, la situation pourrait très rapidement changer dans le cas d’une nouvelle crise bancaire ».
Partie prenante de l’initiative du Plan B (voir : http://cadtm.org/Un-Plan-B-pour-l-Europe), il est convaincu non seulement du fait que la social-démocratie ne cherche pas à réformer l’Europe mais également que l’Union européenne n’est pas réformable. C’est pourquoi il met en avant la nécessité de « désobéir aux institutions européennes ».
Amanda Andrades : Quelles ont été les principales conclusions du Comité d’audit de la dette grecque que vous avez dirigé ?
Eric Toussaint : La dette à l’égard de la Troïka, qui représente plus de 85% du total de la dette grecque est illégale, insoutenable, odieuse et illégitime. Il s’agit d’une nouvelle dette contractée depuis 2010 sous des conditions très claires : des politiques imposées par les créanciers qui violent les traités internationaux en matière de protection des droits humains. La dette est également insoutenable d’un point de vue financier et les politiques dictées par les créanciers sont à l’origine de la chute radicale du produit intérieur brut de la Grèce.
Qu’advient t-il de la dette d’avant 2010 ?
Elle a été transformée en dette réclamée par la Troïka. Nous avons analysé l’ancienne dette et il y a également des signes évidents d’illégitimité et d’illégalité. Il s’agit d’une dette à l’égard de banques privées constituée en majorité de titres vendus sur les marchés financiers.
Mais il y a ceux qui soutiennent que si la Grèce a emprunté avant l’arrivée de la troïka, elle devra payer ?
Si la dette antérieure est illégale ou illégitime, non. Mais dans le cas présent, on peut en plus démontrer le caractère illégal et odieux de la dette actuelle, donc cet argument n’a pas de valeur.
Vous signalez dans votre rapport que l’endettement grec n’est pas dû à des dépenses publiques excessives. A quoi est-il alors dû ?
Premièrement, il est dû à des politiques fiscales qui comme dans d’autres pays ont réduit les impôts payés par les riches. Deuxièmement, l’entrée dans la zone Euro a donné lieu à un énorme flux de capital financier provenant de 15 banques françaises et allemandes qui ont cherché à placer leurs liquidités en Grèce. Les banques allemandes ont fait de même vis-à-vis des entreprises de construction et banques espagnoles à la même époque. Et également avec le Portugal. Troisièmement, les dépenses militaires de la Grèce sont les plus importantes d’Europe en % du PIB. Les entreprises qui ont vendu et qui vendent des armes à la Grèce sont d’abord allemandes, puis françaises et en troisième lieu américaines. Les gouvernements de ces pays ont fait pression sur la Grèce pour qu’elle maintienne des dépenses militaires très élevées. De plus, l’implication grecque dans l’OTAN est très coûteuse car la Grèce doit remplir une série de missions en tant que pays voisin du Proche-Orient. Il faut questionner cette participation grecque à l’OTAN. Quatrièmement, une politique de réduction des cotisations sociales payées par les employeurs qui ont réduit les recettes de l’Etat. Il s’agit d’une politique néolibérale généralisée dans nos pays mais en Grèce elle a été mise en place de façon bien plus agressive. L’endettement public est venu compenser cette baisse de recettes.
Quel est le rôle joué par les grandes entreprises comme Siemens ?
Il a été prouvé que Siemens a distribué 200 millions d’euros en pots-de-vin en Grèce. Mais la corruption ne s’arrête pas à Siemens. Il y a aussi l’entreprise Rhein Metal qui fournit la Grèce en armes et matériel métallurgique. Ou l’américaine Lockheed Martin qui fabrique les chasseurs-bombardiers F16. La corruption a été un phénomène massif en Grèce mais ce n’est pas un cas exceptionnel. En Espagne, vous en savez aussi quelque chose avec Rodrigo Rato (ex-vice-président du gouvernement, ex-directeur de Bankia, ex-directeur du FMI actuellement poursuivi par la justice espagnol pour malversation et enrichissement délictueux) et d’autres personnalités comme les Botín (la famille qui est l’actionnaire dominant de la principale banque espagnole, Santander).
En juillet 2015, même le FMI déclarait que la dette grecque était insoutenable et impayable. Pourquoi alors l’exigence inflexible de paiement de la part de l’UE ?
Attention, malgré les apparences, c’est aussi une exigence du FMI. Celui-ci n’est pas disposé à un allègement de dette sur sa partie. C’est de la pure propagande. Christine Lagarde est française et sait très bien que même si elle demande à Hollande et Merkel de réduire la dette grecque, si le FMI ne fait rien, il n’y aura pas d’allègement. Le FMI est un organisme multilatéral dans lequel il y a des pressions chinoises, russes ou brésiliennes pour parvenir à ce genre de déclaration.
Si on assiste à un certain consensus sur le fait que la dette grecque est insoutenable et impayable, cela donne l’impression que son absence d’annulation est un outil politique.
Dans le cas présent, la question fondamentale pour les créanciers n’est pas d’accumuler des bénéfices à court terme mais d’avoir un outil pour discipliner un pays. La Grèce représente seulement un exemple pour montrer aux autres ce qu’on peut également leur faire.
Il faut ajouter que la BCE qui détient des titres grecs émis entre 2010 et 2012 a refusé de participer à la restructuration de 2012 au cours de laquelle la valeur de ces titres ont été réduits de 53%. En exigeant des taux d’intérêt de respectivement 6% pour la BCE et 3% pour le FMI, ces deux institutions font une très bonne affaire. Elles empochent sur le dos du peuple grec de juteux remboursements depuis 2010. Par exemple, la BCE considère elle-même qu’elle fera un bénéfice de 7,7 milliards € sur les titres grecs pour la période 2010-2018 |1|. Le FMI de son côté a réalisé un bénéfice de plus de 2,5 milliards € sur ses prêts à la Grèce depuis 2010.
Les autres créanciers publics, dont les 13 pays qui ont octroyé des prêts bilatéraux à la Grèce en 2010 ont commencé par prélever un taux d’intérêt exorbitant sur le dos de la Grèce, plus de 5% |2|. Suite au scandale provoqué par les taux usuraires pratiqués à l’égard de la Grèce par des pays comme l’Allemagne, la France, la Belgique,… les taux ont été réduits à partir de 2013 et les remboursements ont été reportés à 2022.
Au cours des 6 premiers mois du gouvernement de Syriza, lorsque Tsipras refusait encore de capituler, la BCE a refusé de rétrocéder à la Grèce les intérêts abusifs qu’elle lui avait réclamés. Depuis elle l’a fait à condition que la Grèce utilise cet argent pour rembourser le FMI |3|. L’imposition d’intérêts est une arme de pression et de chantage.
Vous parlez de la capitulation de Tsipras mais y avait-il des alternatives ?
Bien sûr des alternatives existaient. En février 2015, il fallait décider de prolonger ou non le second mémorandum qui se terminait à la fin du mois. La solution choisie par Tsipras et son ministre des finances Varoufakis a été de le prolonger jusque fin juin 2015. Ils se sont engagés à respecter le calendrier de paiement de la dette et le remboursement de 7 milliards d’euros avant la fin juin 2015. Ils auraient dû choisir de réaliser un audit de la dette comme le prescrit l’article 7 du paragraphe 9 du règlement européen 472, adopté le 21 mai 2013 par le Parlement européen et la Commission européenne |4|. Celui-ci prévoit l’organisation d’un audit de la dette par un gouvernement sous ajustement structurel pour déterminer les raisons pour lesquelles la dette a atteint un niveau insoutenable et identifier les possibles illégalités et irrégularités |5|. Ils auraient dû suspendre de manière unilatérale le remboursement de la dette afin d’épargner les 7 milliards € dont je viens de parler |6|. Ils auraient également dû prendre des mesures fortes par rapport au secteur bancaire et au contrôle des mouvements de capitaux pour empêcher leur fuite. Il aurait été également possible de lancer une monnaie parallèle à l’euro, une monnaie virtuelle sans convertibilité dans laquelle les citoyens auraient pu payer leurs impôts. Tout cela aurait bien sûr conduit à une confrontation avec l’Union européenne mais elle a de toute manière eu lieu et dans un rapport de force défavorable puisqu’en continuant à payer les institutions européennes pouvaient prolonger la négociation sans faire de concession et conduire Tsipras au résultat qu’ils ont obtenu. Avec le mandat populaire des 62 % des votes NON au référendum du 5 juillet 2015, Tsipras aurait - dans des conditions plus compliquées puisque la fuite de capitaux avait déjà eu lieu - pu mettre en marche un plan B |7|. Il y a eu deux moments où Tsipras a refusé de passer au plan B et ça a été une erreur tragique |8|. Ou certainement plus qu’une erreur.
Au cours de ce second moment, la Grèce faisait face à la menace de la sortie de l’Euro, est-il viable qu’un pays sorte de la monnaie unique ?
Oui, je n’ai pas parlé de cette possibilité en février parce que Syriza avait alors un mandat pour ne pas sortir de l’Euro avec le programme de Thessalonique approuvé par une majorité du parti. Si un autre programme avait été approuvé, Syriza aurait pu mettre en place une sortie de l’Euro après les élections. En juillet, les 62% de la population qui ont voté à l’encontre des exigences des créanciers savaient très bien que le vote NON aurait comme probable conséquence la sortie de l’Euro. Tsipras avait la légitimité pour prendre cette décision. Pourquoi la sortie de l’Euro ne serait-elle pas viable ? Il est possible d’accompagner cette sortie de mesures visant à réduire les aspects défavorables pour la population et de compter sur les avantages du retour à une monnaie souveraine.
Y-a-il une possibilité, une fois terminées les actuelles négociations entre les créanciers et la Grèce, qu’une réduction de dette soit accordée à la Grèce ?
Une réduction est une possibilité mais si les politiques d’ajustement structurel se prolongent elle ne servira ni a la population ni à l’économie. Si les créanciers veulent octroyer une compensation à Syriza pour sa capitulation alors ils pourraient présenter une réduction mais peut-être qu’ils ne le veulent même pas. Parfois, les vainqueurs veulent une victoire totale. Une réduction peut déterminer un peu le futur de Tsipras mais ni celui du peuple grec ni celui de l’Europe.
Les mesures d’ajustement imposées depuis 2008 en Europe font penser aux politiques d’ajustement structurel et au consensus de Washington appliqué en Amérique latine et en Afrique au cours des années 80 et 90.
Bien sûr, avec des spécificités ce sont des politiques très semblables qui sont appliquées en Europe. On le voit au type de mesure et à la manière dont elles sont mises en œuvre avec des dettes privées transformées en dettes publiques, des restructurations de dette.
Dans quel objectif ?
En Amérique latine, il s’agissait d’en finir avec les politiques d’industrialisation par substitution d’importations et également avec l’Etat providence qui existait dans certains pays. Cela a débouché sur une politique d’ouverture au commerce international et aux investissements étrangers accompagnée d’une réduction brutale des conquêtes sociales. Aujourd’hui en Europe on met en compétition les travailleurs de toutes les économies de la région. L’Europe poursuit aujourd’hui cette politique pour gagner davantage de marchés dans la concurrence face aux Etats-Unis, à la Chine et aux autres BRICS. La logique actuelle est la réduction des coûts du travail au plus bas niveau possible. C’est la partie rationnelle car si on ne l’analyse pas ainsi c’est absurde car cela ne génère pas de croissance économique. Les entreprises européennes ont besoin d’une augmentation de la consommation interne. Et pourtant, les mesures qu’elles appuient vont à l’encontre de cette augmentation. Pourquoi ne prennent-elles pas d’autres mesures ? Parce que leur priorité est une défaite historique du mouvement syndical et des travailleurs et ensuite les capitalistes pourront retourner à une politique qui soutienne la croissance économique.
Mais où vont aller les exportations alors que les pays émergents connaissent un recul ? Cette logique ne tient pas.
Pour les capitalistes, la priorité est d’obtenir la défaite des travailleurs. Et ils savent bien que cela prolonge la crise et génère un chaos économique. Mais le chaos ne les dérange pas si cela leur permet d’imposer des défaites aux salariés en particulier et au peuple en général.
Qui sont-ils ?
Les gouvernements et les actionnaires des grandes entreprises. Karl Marx disait il y a près de deux siècles que l’intérêt général des capitalistes était d’augmenter la demande pour augmenter la production et la vente et donc les bénéfices qui en découlent mais que l’intérêt individuel des capitalistes était différent. Il s’agit de gagner la bataille commerciale contre d’autres capitalistes du secteur et pour cela il faut diminuer les salaires. La logique actuelle est ce que Marx appelait l’anarchie capitaliste.
L’audit de la dette était un axe stratégique de Podemos qui maintenant, en dépit de faire partie de son programme électoral, a disparu de l’agenda. A quoi croyez-vous que cela est-il dû ?
A la pression d’un discours de realpolitik et pour ne pas devoir répondre à des questions difficiles de la presse. Il est plus facile de dire que le paiement de la dette n’est plus un problème. Le fait qu’elle soit gérable pour l’instant grâce à des taux d’intérêt très bas peut changer très rapidement dans le cas d’une nouvelle crise bancaire.
Y-a-t-il un itinéraire possible pour la social-démocratie pour réformer l’Europe ou faut-il inventer de nouvelles voies ?
La social-démocratie ne cherche pas à réformer l’Union européenne. Au parlement européen, elle vote avec le groupe du parti populaire (principal groupe parlementaire de droite) dans 70% des cas. Pour tout ce qui est en lien avec les traités de libre-échange comme le TTIP ou le TISA, les socialistes européens ont voté avec les conservateurs du PP pour mettre en place une Europe encore plus néo-libérale. La réforme de l’UE fait partie du discours de la social-démocratie mais pas du projet. De toute façon, on ne peut pas réformer l’Union Européenne. Le plan B ne prévoit pas sa réforme.
Qu’y-a-t-il alors ?
Il faut désobéir aux institutions européennes. Il faut se montrer indiscipliné face aux traités européens lorsque ceux-ci vont à l’encontre des intérêts des citoyens. Un gouvernement de gauche se doit de désobéir. Cela n’implique pas nécessairement une sortie unilatérale de l’UE mais celui signifie qu’un gouvernement de gauche doit dire : « Je suis dans l’UE mais, malgré les traités et malgré l’opposition de la commission européenne, je donne la priorité à la satisfaction des besoins de mon peuple et des autres peuples et on verra ensuite ce qui se passe ».
Traduction : Virginie de Romanet
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