http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/AIGRAIN/12836
Le temps des biens communs
Tous pirates ? C’est ce que la propagande contre les échanges de fichiers musicaux voudrait nous faire accroire. Mais ceux qui prennent aveuglément parti pour la « propriété informationnelle » devront lutter sans fin contre les nouveaux modes de création. Or ceux-ci, fondés sur la resocialisation de l’acte de créer et sur des coopérations inédites rendues possibles par l’avènement d’Internet, sont de plus en plus puissants.
Jusqu’où ira le droit de propriété ? Pour tout ce qui peut être représenté par de l’information, son extension semble ne devoir connaître aucune limite. En permanence s’élargissent les domaines d’application des titres de propriété (brevets, copyright, et, à un moindre degré, marques) ; et de nouvelles mesures techniques, judiciaires et policières apparaissent pour en forcer l’application. Si l’appropriation par les brevets des molécules de médicaments, logiciels, variétés de plantes, lignées de cellules rencontre de fortes résistances, les grands groupes multinationaux, les offices de brevets, les consultants juridiques spécialisés, le gouvernement américain et la Commission européenne font néanmoins tout pour l’étendre.
En parallèle, de nouvelles formes de mise en œuvre du copyright – qui n’a plus du droit d’auteur que le nom dans les traductions françaises – s’appuient désormais sur des mesures techniques restreignant a priori les usages, et dont la loi empêche le contournement, même à des fins légitimes (1). De l’agriculteur victime de la dissémination environnementale de semences génétiquement modifiées (OGM) brevetées dans ses champs (2) à l’usager des réseaux de partage de fichiers en pair à pair (P2P), tout un chacun est désormais présumé coupable de violation de la propriété intellectuelle.
Une véritable guerre préventive est menée contre les producteurs indépendants et les usagers, amalgamés pour l’occasion aux contrefacteurs industriels et au crime organisé. Ainsi, aux Nations unies, le 12 octobre 2004, M. Jean-René Fourtou, PDG de Vivendi Universal et président de la Chambre internationale de commerce (CCI), a annoncé – face à un parterre de dirigeants de multinationales pharmaceutiques, des médias, du logiciel et des biens de consommation – une offensive mondiale contre le piratage intellectuel, appelant les dirigeants à s’unir dans cette guerre et à agir comme un lobby conjoint auprès des gouvernements (3).
Extension et durcissement des mécanismes de propriété ont suscité des résistances fortes à travers les luttes pour l’accès aux médicaments dans les pays en voie de développement ou contre la brevetabilité du vivant et des logiciels. Les modèles des OGM ou des biotechnologies médicales sont rejetés de façon croissante. Mais ces résistances sont morcelées et ne parviennent pas toujours à se constituer en une cause commune.
Pourtant, cette tendance à l’appropriation de l’information et de ce qu’elle peut représenter ne résulte pas d’une sorte de loi de la nature. Des mouvements très importants s’exercent en sens inverse, conduisant au développement de nouveaux modes d’innovation et de création coopérative reposant sur le partage libre des connaissances et de leurs droits d’usage (4). Un moment considérées comme des curiosités ou des naïvetés de scientifiques ignorant les dures lois de la vie économique, ces nouvelles approches coopératives s’affirment maintenant comme plus productives, et surtout plus capables d’orienter l’innovation vers des objectifs d’intérêt général et propices à la diversité culturelle.
Des chercheurs ont établi de façon convaincante la supériorité de la « production sociétale par les pairs sur la base des biens communs » pour une large classe de créations et d’innovations informationnelles (5). Cette formule de Yochai Benkler recouvre la production coopérative de résultats dont chaque étape est librement utilisable et modifiable par tout un chacun, et constitue en ce sens un bien commun, souvent protégé contre la réappropriation par un acteur particulier.
Ce développement de deux tendances profondément contradictoires creuse une ligne de fracture pour l’évolution future des techniques, de l’économie et des sociétés. Deux scénarios s’y affirment. Le premier est activement promu par un petit groupe de multinationales dont les représentants constituaient le public de l’exposé de M. Fourtou. La devise des tenants de ce scénario a été récemment mise en avant par M. Bill Gates : « Il n’y a rien entre nous – le capitalisme de la propriété informationnelle – et le communisme (6). » En termes moins extrêmes, elle s’exprime dans l’affirmation selon laquelle « la propriété intellectuelle sera l’or noir du XXIe siècle ».
De nouvelles coalitions
Curieusement, cette vision rejoint celle que développent, comme cauchemar à combattre, certains critiques tel Jeremy Rifkin (7). Pourtant, ce scénario présente quelques défauts qu’il ne faut pas négliger. Loin d’appartenir à la « nature » de l’information et des réseaux, l’appropriation et les restrictions d’usage bloquent une grande partie de leurs bénéfices en matière d’innovation et de création. A l’opposé, plusieurs réalisations (voir « Réussites ») ont mis en lumière l’extraordinaire pouvoir résultant de la coopération libérée des freins de la propriété et des contrats.
Il ne s’agit pas d’une voie sans difficulté : l’extension des modèles de coopération libre à de nouveaux domaines, leur approfondissement rencontrent aussi des obstacles internes. Il faut y résoudre des problèmes tels que la pesanteur des rapports à la technique (que nous avons pris l’habitude de considérer comme une boîte noire dont le devenir est abandonné aux ingénieurs) ou les multiples craintes qu’évoque la réappropriation par le public.
Mais l’inventivité des usages sociétaux trouve progressivement des moyens de contourner ces obstacles. D’autant que, au même moment, l’organisation artificielle de la rareté pour maintenir des prix de monopole (ou d’oligopole) sur des biens informationnels conduit à des échecs majeurs : le capitalisme informationnel se révèle aussi fragile que puissant. Le divorce total entre les profits et la capitalisation boursière des sociétés pharmaceutiques et l’effet réel, en termes de santé publique, de leurs modèles commerciaux et des choix d’objectifs de recherche induits en offre une des démonstrations les plus évidentes (8). Mais, face à ce pouvoir arrogant, des coalitions commencent à apparaître, porteuses d’un second scénario : celui d’un rééquilibrage entre biens communs et propriété, d’un effort complémentaire à la maîtrise du pouvoir incontrôlé de la sphère financière sur l’économie et les sociétés.
Cette coalition des biens communs que nous appelons de nos vœux est-elle envisageable (9) ? Le rééquilibrage en faveur des biens communs, face aux mécanismes restrictifs dans le champ de l’information (données, logiciels, connaissances, information génétique et organismes la contenant), représente-t-il un projet utopique ?
L’évolution de la législation et des traités internationaux est catastrophique, même s’il faut se réjouir de quelques succès : la résistance aux brevets logiciels en Europe ; l’émergence, à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et à l’Unesco, de coalitions regroupant organisations non gouvernementales d’intérêt général et pays pauvres ou émergents. Destinés officiellement à contrer les liens entre contrefaçon industrielle et criminalité organisée, des textes – comme la directive européenne dite « sur le respect des droits de propriété intellectuelle (10) », complétée, le 12 juillet dernier, par une proposition de « dispositif pénal européen contre les atteintes à la propriété intellectuelle » – facilitent en fait la multiplication des procédures abusives contre les médicaments génériques, les logiciels libres, le partage volontaire des créations ou la possibilité pour les citoyens de critiquer la télévision.
Le rapport de forces n’est-il pas disproportionné entre des lobbies mobilisant des armées de juristes et pénétrant les Etats – parfois même les partis politiques – et des coalitions d’associations, de pays aux ressources limitées, et de quelques juristes et personnalités politiques qui visent à faire émerger un droit commun de l’humanité (11) ? Divers éléments permettent de ne pas désespérer. Tout d’abord, si l’édifice juridique international semble très majoritairement biaisé en faveur des intérêts des multinationales informationnelles, la réalité de l’innovation et des échanges d’information offre un tout autre paysage. Malgré des efforts croissants et toujours plus brutaux, la prétention à stopper le développement des échanges libres s’apparente à la tentative d’arrêter le flot d’une rivière avec les mains.
L’exemple des résistances à la brevetabilité des logiciels a montré que les citoyens sont capables d’obtenir des résultats significatifs – en particulier quand leur mobilisation trouve des relais chez certains acteurs institutionnels. Le Parlement européen a rejeté le 6 juillet dernier la proposition de directive qui officialisait la délivrance de brevets logiciels par l’Office européen des brevets (OEB), après avoir déjà voté en première lecture le 24 septembre 2003 des amendements qui refusaient fermement le principe des brevets logiciels. Le combat est loin d’être terminé, puisqu’il reste à reconstruire un contrôle politique de l’OEB pour que celui-ci se conforme à la volonté démocratique en la matière.
Au-delà de ces luttes sur le cadre juridique, les bénéfices des échanges et de la coopération libres en matière d’innovation, de création et d’indépendance vis-à-vis des fournisseurs conduisent à leur diffusion progressive, y compris dans les administrations et les entreprises. Mais on ne saurait se satisfaire d’un développement souterrain de l’usage des biens communs. Car celui-ci ne permet pas la construction de nouvelles formes de couplage avec l’économie. Il n’assure pas le financement de la capacité de tous à contribuer aux biens communs et donc ne garantit pas l’essor de cette véritable sphère d’activités quaternaires – on est loin des propositions de Jean-Marc Ferry (12) ou d’André Gorz (13) en matière de revenu de citoyenneté ou d’existence. Au minimum, il faudrait financer des biens publics sociaux comme l’éducation et un partage équitable d’un temps libre non colonisé par la prédation télévisuelle.
C’est pourquoi le facteur essentiel de crédibilité pour une coalition des biens communs tient dans la capacité de celle-ci à articuler son projet avec celui d’une redomestication générale du capitalisme. Il s’agit de mettre fin à cet étrange renoncement qui fait considérer le changement technique comme une donnée extérieure ne relevant pas de l’action et des préférences humaines.
Philippe Aigrain
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