par Bernard Hours
Avec la prolifération des initiatives dites « humanitaires », généreuses, solidaires, s’installe une certaine confusion. Solidarité, aide, charité, urgence humanitaire : de quoi parle-t-on ? Derrière un chantage permanent à l’indifférence à l’égard du malheur d’autrui, ne voit-on pas se dessiner et se développer une vaste entreprise de formatage moral et global ? Parce que ces débats se présentent comme éthiques, la critique est suspecte. Pourtant, le contenu du devoir de solidarité mérite d’être interrogé.
On peut d’abord souligner la dimension privée et non publique de ces actions et des discours qui les accompagnent. Le marché de la solidarité qui s’installe sous nos yeux s’inscrit dans le contexte général d’une régression des Etats, à l’exception de ceux qui, de par leur caractère autoritaire, constituent les cibles des entreprises humanitaires.
Au XXe siècle, l’Etat dit « providence » met en œuvre des politiques visant à améliorer la vie des citoyens. La pauvreté est alors vue comme un obstacle à l’accès à ce bien-être destiné à être partagé solidairement dans une République sociale. A l’inverse, l’action humanitaire se penche relativement peu sur la condition sociale des victimes. Elle s’intéresse au risque vital qui les guette, au danger absolu : la mort, en particulier celle provoquée par la famine, risque emblématique qui déclenche les alertes — fondées ou erronées. En France, la visibilité médiatique des Restos du cœur est supérieure à celle des aides publiques alimentaires, qu’on pourrait croire disparues tant l’emphase est mise sur la générosité individuelle. Cette privatisation de l’aide sociale comme complément nécessaire de l’action publique ne poserait pas question si elle n’apparaissait pas dans l’opinion comme une solution de rechange ou une substitution qui ne dit pas son nom à l’Etat.
Un tel phénomène s’interprète dans un cadre idéologique global. Au-delà de la marginalisation de la figure socialisante de l’Etat, qui résulte de l’implosion du communisme soviétique autant que des assauts du néolibéralisme, apparaît l’objectif central des politiques d’aujourd’hui : une gestion des risques de plus en plus confiée à la responsabilité individuelle. Celle des malades, hospitalisés à domicile et soumis au « devoir de santé », tout comme celle des généreux donateurs, émus par la misère qui les environne. L’Etat qui s’en chargeait auparavant semble débordé ; il sous-traite à des associations et à des organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées.
Le propos ici n’est pas de regretter le temps où il semblait assumer ses missions, mais de s’inquiéter de son occultation subreptice. Celle-ci transfère vers la conscience de chacun l’attention vis-à-vis de son prochain, le care (1). On associe cette fonction aux femmes, devenues emblématiques d’une attention, d’un soin, d’une bienveillance chaleureuse érigés en caricatures morales sublimées, occultant ainsi les inégalités entre les sexes.
Une propagande insidieuse
Ce phénomène se révèle analogue dans sa forme à celui des milices qui viennent se substituer à la police dans les quartiers à risque. Si les gouvernements en sont réduits à avoir pour principale politique la gestion des risques de toute nature, on comprend que des associations privées y prennent place, et que s’élève un appel permanent à la conscience morale individuelle. L’Etat comme figure et comme symbole est en train de perdre sa dimension de garant moral, car il n’est plus qu’un acteur parmi d’autres, à la prééminence déchue, contre lequel fusent les accusations de bureaucratie, de corruption, de clientélisme. Considéré hier comme amoral, il est désormais réputé immoral, c’est-à-dire méprisant des valeurs, en particulier celle de justice, dont il était le héraut. Outre de vrais scandales, une propagande insidieuse de plusieurs décennies, issue de la guerre froide, a provoqué cette descente aux enfers de la dignité étatique.
Face à une telle situation émerge une sorte d’autorité multilatérale représentée par le Fonds monétaire internationale (FMI), la Commission européenne et la Banque mondiale, c’est-à-dire par les institutions qui détiennent le pouvoir abandonné par les Etats. Ces organisations peuplées de techniciens exercent une « gouvernance globale ». Parce que la mondialisation est d’abord perçue comme celle d’un capitalisme générateur de chômage et d’exclusion, la nécessité s’impose de moraliser la violence de l’économie de marché dérégulée. L’idéologie humanitaire constitue alors une ressource sans frontières et sans limites, puisque les « droits de l’homme » se déclinent sans fin, au bénéfice de catégories et de groupes de plus en plus nombreux, particuliers, visibles — sans toutefois leur assurer des droits concrets qui modifient leur vie quotidienne.
Dans ce monde irénique, où tout un chacun est bardé de droits mais sans emploi ni ressources, car le marché ne veut pas de lui, tous les hommes et toutes les femmes sont égaux devant les valeurs morales. C’est ainsi que s’est édifié cet univers postpolitique du XXIe siècle où, à défaut de justice sociale — en déclin vertigineux —, les occupants de cette planète ont le réconfort de se voir répéter qu’ils appartiennent à une vaste communauté éthique, en quête de vérité et d’honnêteté ; qualités au nom desquelles se développent en Grèce, en Italie, en France, en Europe centrale des mouvements inquiétants. Et l’on n’évoque même pas les projets de réforme morale portés par de nombreux mouvements islamistes, par exemple au Pakistan.
On comprend alors que les hommes s’indignent plus fréquemment qu’ils ne se révoltent. Car l’objectif et la nécessité de la mondialisation en cours sont de produire une société civile globale, partageant les mêmes valeurs à défaut de partager les mêmes ressources. Cette entité virtuelle de société civile, à base de transparence démocratique, de solidarité, d’attention à autrui ou care, de charité, d’urgence humanitaire, d’aide, de bienveillance, bref, de bien moral, permet de faire passer au quotidien les violences, les exactions, la concurrence sauvage du marché. Il deviendra bientôt moral, car solidaire, que les ouvriers acceptent des réductions de salaire, comme ils y sont désormais forcés. Au nom du sens des responsabilités et du souci de leur entreprise — un souci rarement réciproque —, ils subissent un chantage qui les contraint à la solidarité envers celle-ci, devenue dévoratrice de la société, et non plus envers leur classe.
En partageant toutes ces épreuves, les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont-ils plus proches les uns des autres ? C’est ce que veut suggérer la « solidarité globale » qui s’est substituée à ce qu’on appelait au siècle passé « solidarité internationale ». Elle affirme et souligne les contraintes — présentées comme incontournables — d’une interdépendance généralisée, tout comme celles d’une bonne gouvernance conforme aux normes économiques, financières et morales affichées.
Le chantage des puissances
A l’inverse de la fraternité, qui s’adresse à des semblables proches — par exemple aux membres d’une classe sociale aux XIXe et XXe siècles dans la perspective de l’internationalisme prolétarien —, la solidarité contemporaine concerne des agrégats anonymes à l’identité stéréotypée. Elle est censée agir tous azimuts, toutes qualités confondues, sur tous les territoires. Femmes, enfants, homosexuels, handicapés, minorités diverses devenues « visibles », personne n’y échappe, qu’il subisse l’injonction à donner (du temps ou de l’argent) ou qu’il apparaisse comme un bénéficiaire potentiel.
La solidarité, étant censée aller de soi, a perdu dans une large mesure ses sujets et ses objets. Tout le monde doit être solidaire de tout le monde, dans une humanité sans frontières, devenue un « bien commun ». Mais si les droits humains sont la chose du monde la mieux partagée, leur réalité ne l’est nullement. Devenue norme globale abstraite, la solidarité internationale se répand verbalement dans un univers politique dévasté par des conflits multiples où les puissances se livrent à des chantages moraux. Invoquée de façon incantatoire, ne serait-elle pas le carburant qui alimente cette machine morale, globalisante et globalisée ?
La solidarité internationale est un concept aussi flou qu’il est sélectivement invoqué. Quand un chef d’Etat le brandit pour envahir un autre pays, il nourrit une rhétorique politique agressive débouchant sur des conflits armés (Kosovo, Irak, Libye, Syrie) qui font de multiples victimes civiles ainsi sauvées des dictatures, mais pas de la mort. Puis, dans le sillage des guerres humanitaires débarque l’urgence humanitaire. A l’inverse, employée par une ONG, parfois aussi qualifiée d’OSI (organisation de solidarité internationale), cette rhétorique se révèle empathique, bienveillante, pacifique. C’est dire que la solidarité internationale ressemble à un accordéon : sa musique dépend de celui qui en joue. Elle demeure fréquemment une aspiration creuse ou factice. Pour être opératoire, elle suppose de savoir à qui elle s’adresse et de quel sujet on parle.
L’aide se distingue de la solidarité parce qu’elle est toujours et en toute circonstance dissymétrique. Elle peut se révéler humiliante, même si là ne réside pas son intention. Une abondante littérature a critiqué l’aide au développement, qui fut un instrument néocolonial de domination et qui a engendré la dépendance et la dette plus fréquemment que l’émancipation invoquée durant le dernier tiers du XXe siècle. La « Françafrique » en fut la caricature. Toutes les grandes religions, du bouddhisme à l’islam, insistent sur l’aumône comme instrument d’acquisition d’un mérite pour l’au-delà, et même pour ici-bas. L’aide serait la forme politique offensive de la charité, vertu chrétienne individuelle dont « les pauvres » sont la figure centrale : dès lors qu’ils occupent un panthéon et sont plus près de Dieu (« Les premiers seront les derniers »), leur dignité est essentielle. L’aide qu’ils reçoivent constitue un bénéfice moral pour le donateur. Les pauvres qui reçoivent la charité prodiguent des remerciements tout autant qu’ils sont humiliés, car cette charité les inscrit et les enfonce dans leur statut d’infériorité.
Des émotions fugaces
L’urgence humanitaire, née dans les années 1980, s’inscrit dans le dispositif moral international. Vingt-cinq ans d’urgence humanitaire ont mis en orbite autant qu’en scène des ONG devenues des entreprises de moralité, qui se sont développées dans l’échec du développement, désormais consommé. L’urgence serait d’autant plus pressante qu’elle serait morale, comme nous le rappellent tous les messages ressassés dans les publicités, y compris dans la rue. Les marchandises humanitaires, la bonne conscience sont désormais en vente libre. Les causes sont périssables, mais l’étal demeure. Il trouvera place un jour prochain dans les centres commerciaux, à côté des salons de coiffure et des centres de bronzage. L’urgence est le levier qui a décuplé l’efficacité des messages humanitaires mis sur le marché des émotions fugaces. Elle permet d’aller vite pour ne pas trop réfléchir à ce que l’on fait, ni aux conséquences de ce que l’on fait. La solidarité n’y est qu’un prétexte ou un habillage factice, tant il faut se dépêcher… Les termes évoqués nous placent donc face à un champ idéologique, moral, politique — économique, même, puisqu’il y a marché — dont la solidarité est le maître mot, l’emblème, l’intention affichée. S’occuper d’autres que soi n’a pourtant pas nécessairement à voir avec la solidarité.
Bernard Hours
(1) Lire Evelyne Pieiller, « Liberté, égalité… “care” », Le Monde diplomatique, septembre 2010.
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