16 février 2018 / Émilie Massemin (Reporterre)
La filière française de l’atome a multiplié les types de déchets radioactifs, en instaurant une industrie du « retraitement » qui se révèle inutile. Le système est moribond, et, mezzo voce, les experts commencent à envisager sa fin.
- Cet article est le quatrième et dernier d’une série que Reporterre consacre au stockage des déchets radioactifs en « piscine ». Mardi 13 février, nous avons révélé la volonté d’EDF de construire un stockage géant de déchets nucléaires à Belleville-sur-Loire (Cher), mercredi nous avons expliqué pourquoi les piscines de La Hague allaient déborder et jeudi, en quoi le stockage en piscines est excessivement dangereux.
Pourquoi conserver des « combustibles nucléaires usés » en piscine alors que, comme nous l’avons vu, cette technique est plus dangereuse que leur entreposage à sec ? Impossible de le comprendre si l’on ne se penche pas sur la distinction entre matière et déchet radioactifs, instaurée par la loi du 28 juin 2006. Ainsi, « une matière radioactive est une substance radioactive pour laquelle une utilisation ultérieure est prévue ou envisagée, le cas échéant après traitement » [1]. Et peu importe l’utilisation : « Jusqu’à présent, il suffisait quasiment de dire “je vous promets que j’ai l’intention de réutiliser ce combustible usé” pour qu’il soit considéré comme une matière valorisable », pointe Yves Marignac, directeur du service d’études et d’information sur l’énergie Wise-Paris.
« En France, on conserve l’idée que le retraitement est la seule voie et que tous les combustibles usés seront traités un jour, ce qui n’a aucun sens d’un point de vue technique et économique », complète Yannick Rousselet, chargé de campagne nucléaire chez Greenpeace. Car retirer son caractère valorisable à une matière radioactive — donc la « rétrograder » en déchet — signifie qu’il faut trouver une solution pour la stocker à long terme dans les meilleures conditions possibles de sûreté. « Ça veut dire qu’il faudra mettre ces combustibles usés dans Cigéo [2], et donc que Cigéo va coûter plus cher et qu’EDF devra provisionner davantage pour ce projet », explique Yves Marignac.
À chaque matière son débouché, plus ou moins fantaisiste
En conséquence, les plans nationaux de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) successifs s’attachent à présenter toute une série de débouchés possibles pour les matières radioactives du cycle. L’uranium appauvri [3] ? Il est actuellement mélangé à du plutonium pour produire du combustible MOx mais pourrait aussi être réenrichi pour servir de combustible uranium classique. Selon Orano (ex-Areva), le réenrichissement deviendrait compétitif vers 2020 [4]. À plus long terme, il pourrait être valorisé dans le futur parc de réacteurs à neutrons rapides (RNR) de quatrième génération « dont le déploiement pourrait être décidé dans la deuxième moitié du siècle », lit-on dans le PNGMDR 2016-2018. Les Français seraient tranquilles : le stock français d’uranium appauvri suffirait pour faire fonctionner un futur parc RNR de 60 gigawatts électriques (Gwe) pendant 1.000 à 10.000 ans ! [5]
- Le bâtiment ATPu (atelier technologie plutonium) de l’établissement Areva de Cadarache (Bouches-du-Rhône), en 2011.
Actuellement, l’uranium de recyclage issu du traitement (URT) reste abandonné dans des fûts qui s’entassent sur le site du Tricastin [6]. Mais selon les nucléaristes, il pourrait également [7] être réenrichi et servir de combustible à des réacteurs adaptés. Ceux de la centrale nucléaire de Cruas (Ardèche) ont tourné quelques années avec cet uranium de recyclage réenrichi (URE), produit entre 1994 et 2013 et qui désormais patiente dans les piscines d’entreposage de l’usine de retraitement de La Hague (Manche). EDF considère que le réenrichissement pourrait redevenir intéressant économique vers 2020, à raison de 600 tonnes réenrichies par an [8]. Enfin, l’URT et l’URE usés pourraient servir de combustible pour les réacteurs à neutrons rapides de quatrième génération.
Restent le plutonium et le MOx. Le premier est en partie recyclé pour fabriquer le second. Mais rien n’est fait du MOx usé, qui attend son heure dans les piscines de La Hague avant son transfert dans la future piscine d’entreposage de la centrale de Belleville-sur-Loire (Cher). Seul débouché envisagé [9], l’utilisation comme combustible dans les réacteurs à neutrons rapides de quatrième génération [10]. Le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) évalue la quantité de plutonium disponible en 2040 suffisante pour le démarrage de vingt-cinq de ces futurs réacteurs [11].
Pour boucler la boucle, l’indispensable — et illusoire — surgénérateur
On le voit, le réacteur à neutrons rapides est la clé de voûte de tout le système, qui doit « boucler la boucle » du combustible en consommant ses rebuts. Son ancêtre, le surgénérateur, a été lancé par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans les années 1950 avec cet objectif — mais aussi, à l’époque, dans le but moins avouable de produire le plutonium nécessaire à la bombe atomique. Le premier réacteur expérimental Rapsodie a été construit à partir de 1959 et mis en service en 1967 au centre d’études de Cadarache (Bouches-du-Rhône). Vient ensuite Phénix, un ancien prototype de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, construit en 1968 sur le site nucléaire de Marcoule (Gard) et mis en service en 1973. Superphénix est le dernier, un réacteur à neutrons rapides à caloporteur sodium mis en service en 1984 sur le site de l’ancienne centrale nucléaire de Creys-Malville (Isère). « Après la crise du pétrole de 1973, le CEA prévoyait que, en l’an 2000, 540 surgénérateurs de type Superphénix seraient en activité dans le monde, dont vingt en France », rappelait le consultant Mycle Schneider à la commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire [12], le 10 avril 2014.
- Des fûts de déchets radioactifs au sein du bâtiment ATPu (atelier technologie plutonium) de l’établissement d’Areva de Cadarache, en 2011.
Conséquence du choc pétrolier de 1973, « le prix de l’uranium s’est envolé, quadruplant en deux ans, et fut signée la première grande série de contrats de retraitement, notamment pour la construction de l’usine UP3 à La Hague », a poursuivi l’expert. Cette usine de plutonium fut mise en service en 1989, suivie, en 1994, d’une autre usine de plutonium UP2-800 à La Hague et de l’usine Melox d’assemblages de combustible MOx sur le site de Marcoule (Gard).
Après l’abandon des surgénérateurs, la filière de retraitement sur les bras
Las, la filière des réacteurs à neutrons rapides n’a pas dépassé le stade des prototypes. Rapsodie fut arrêté en 1983, Phénix en 2009. Quant à Superphénix, immense débâcle technologique, il est arrêté en 1997 après de graves incidents [13]. « Dans les années 1980 a été prise la décision de ne pas engager de parc de surgénérateurs, se souvient Yves Marignac. Il y a eu une discussion à ce moment-là : si l’on ne développe pas cette filière, est-ce que ça vaut le coup de continuer le retraitement pour fournir en MOx les réacteurs actuels ? La conclusion d’un rapport du ministère de l’Industrie de l’époque était que le retraitement allait coûter un peu plus cher, qu’il n’y avait pas réellement d’intérêt à le poursuivre, mais que le surcoût était supportable pour préserver l’image de l’industrie nucléaire dans le monde. » [14]
- Opération de démantèlement de l’installation de fabrication de combustibles MOx de l’usine d’Areva de Cadarache (Bouches-du-Rhône), en 2006.
Sans compter que dans l’industrie, la taille et la technicité des équipements font qu’il est difficile de battre en retraite quand on réalise qu’on s’est fourvoyé. « Les investissements ont été faits, les installations de traitement existent et sont récentes. Dès lors qu’une politique industrielle a été décidée, en changer est extrêmement coûteux : non seulement on détruit de la valeur en ne laissant pas aux investissements le temps d’être rentabilisés, mais il faut en consentir de nouveaux », avait reconnu Sylvain Granger, directeur de la division « Combustible » d’EDF, face à la commission d’enquête sur les coûts de la filière nucléaire. « Il est compliqué pour EDF, qui dit depuis le début que le retraitement et l’utilisation du MOx sont de bons choix, de revenir là-dessus, analyse Yves Marignac. L’arrêt du retraitement signifierait aussi la fermeture de La Hague et porter le chapeau des quelques milliers d’emplois qui seront détruits à cette occasion. »
Astrid, le réacteur à neutrons rapides né de ses cendres ou déjà consumé ?
Depuis et devant l’accumulation de matières nucléaires, le projet de réacteur à neutrons rapides a été remis à l’ordre du jour. Le CEA a lancé en 2006 un projet de démonstrateur technologique de réacteur de quatrième génération baptisé Astrid (pour Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial), censé être le prototype des réacteurs à neutrons rapides d’un futur parc. Ce projet permettrait en outre de séparer les éléments du combustible usé les plus radioactifs et les plus dangereux et de les transformer, grâce au réacteur à neutrons rapides, en éléments stables ou restants radioactifs moins longtemps (séparation – transmutation). Un espoir, pour la filière, de limiter le nombre de déchets à enfouir définitivement dans les profondeurs de Cigéo.
« Pure spéculation », affirmait Mycle Schneider à la commission d’enquête. Le projet est indéniablement à la peine. Initialement fixée à 2020, sa mise en service a été repoussée à 2039 (sous réserve du feu vert de l’Autorité de sûreté nucléaire). Selon le quotidien Les Échos le 30 janvier dernier, le CEA aurait, faute de moyens, proposé de revoir à la baisse la taille d’Astrid — 100 à 120 mégawatts au lieu des 600 mégawatts prévus initialement. Pourtant, la facture n’a cessé de gonfler depuis 2010 : 600 à 700 millions d’euros ont déjà été engloutis dans ce projet, un montant qui pourrait atteindre 850 à 900 millions d’euros fin 2019. Le scepticisme va également croissant : dans un avis (p. 30) du 20 juillet 2016, l’Autorité environnementale notait que le projet de déployer un parc de réacteurs à neutrons rapides passe « actuellement intégralement sous silence des enjeux préalables majeurs que sont la sûreté de ces installations et leur viabilité économique — compte tenu des retours d’expérience de Phénix et Superphénix, notamment — et, pour ce qui concerne très directement le plan, le volume et la nocivité des déchets qu’elles sont susceptibles de produire ».
Une filière coûteuse suspendue aux fermetures de réacteurs
En attendant l’hypothétique mise en service de ces réacteurs à neutrons rapide, le maintien du retraitement et la fabrication de MOx — une spécificité française, car les États-Unis, la Suède, l’Espagne et de nombreux autres pays n’ont pas choisi cette voie [15] — coûtent cher. « Depuis une trentaine d’années, de nombreuses études ont démontré que, quelles que soient les hypothèses émises, le retraitement se révèle plus coûteux que le stockage direct, a affirmé Mycle Schneider à la commission d’enquête. Ce type de comparaison reste néanmoins très problématique dans la mesure où l’on ne connaît pas le coût réel d’un site de stockage définitif. » De l’ensemble de ses auditions et travaux, la commission d’enquête a finalement établi qu’en tout cas, « il ne [revenait] pas plus cher de stocker directement le combustible usé que de le retraiter ».
- Assainissement de l’installation de fabrication de combustibles MOx de l’établissement Areva de Cadarache (Bouches-du-Rhône), en 2012, lors du démantèlement de cette usine.
Enfin, deux facteurs pourraient porter un coup fatal à cette filière moribonde : la loi de transition énergétique, qui vise la réduction de la part du nucléaire à 50 % du mix énergétique d’ici 2025 (même si le gouvernement a annoncé fin 2017 que cet horizon ne serait pas respecté) ; et l’échéance des quarante ans pour les réacteurs de 900 mégawatts, notamment les vingt-quatre qui ont l’autorisation de fonctionner avec du MOx. Que se passera-t-il si le gouvernement ou l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) demandaient leur fermeture ? Orano, dans sa présentation à l’atelier « filière nucléaire » pour la préparation de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) le 11 janvier dernier, indiquait que la fermeture d’un réacteur de 900 mégawatts « moxé » entraînerait la baisse du volume de traitement de La Hague d’environ 5 %. Cette baisse de volume interviendrait cinq à sept ans avant la fermeture de la centrale. « En conséquence, une évolution brusque du parc nucléaire déstabiliserait rapidement les équilibres économiques et sociaux existants de l’aval », a prévenu l’exploitant.
« Si l’on ferme ne serait-ce que neuf réacteurs à 900 mégawatts dans le cadre de la PPE, on va se retrouver avec un surcroît de plutonium qu’il va bien falloir mettre quelque part », explique Guillaume Blavette, du collectif STOP-EPR ni à Penly ni ailleurs. Dominique Minière, le directeur exécutif d’EDF chargé de la direction du parc, aurait évoqué la possibilité de « moxer » les réacteurs à 1.300 mégawatts. « Mais les ingénieurs de l’IRSN disent que ce n’est pas possible aujourd’hui, rapporte le militant. Il faudrait changer tous les couvercles des réacteurs, ce serait un sacré chantier. »
Discrètement, le PNGMDR prépare l’après-retraitement
Face à ces difficultés, même si le discours officiel reste le maintien coûte que coûte du retraitement, la filière se prépare discrètement à changer de braquet. Le PNGMDR 2016-2018 rappelle qu’après avis de l’ASN, « l’autorité administrative peut requalifier les matières radioactives en déchets radioactifs si les perspectives de valorisation de ces matières ne sont pas suffisamment établies ». [16] Le plan expose même la gestion envisagée pour chaque matière nucléaire si elle était requalifiée en déchet — entreposage en subsurface pour l’URT, enfouissement en couche géologique profonde pour le combustible uranium et le MOx usés, etc. EDF est ainsi prié de provisionner les fonds nécessaires au stockage définitif de ces combustibles usagés reconnus pour ce qu’ils sont : des déchets empoisonnés pour des milliers d’années.
- Découpe au plasma dans l’enceinte de réduction de volume (ERV) lors du démantèlement de l’usine de production de MOx d’Areva à Cadarache, en 2013.
Du côté de l’électricien, l’option de transférer directement les combustibles usés des piscines d’entreposage à Cigéo n’est plus taboue. La nouvelle piscine en projet à Belleville-sur-Loire doit permettre « d’entreposer ces matières jusqu’à leur réutilisation dans de futurs réacteurs ou bien, si cette option industrielle n’était pas confirmée, jusqu’à leur stockage définitif dans Cigéo », a expliqué EDF dans un courriel adressé à Reporterre le 27 décembre dernier. Le fait même que la future piscine soit construite à Belleville « est un désengagement », analyse Yves Marignac. « Si l’on voulait vraiment poursuivre le retraitement, on aurait construit la nouvelle piscine à La Hague. »
L’enfouissement à Cigéo est à l’étude… avec d’immenses difficultés techniques en vue
L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) est également appelée à étudier la faisabilité de l’enfouissement de ces combustibles usagés dans Cigéo. Plusieurs études ont été menées entre 2013 et 2015 sur les combustibles d’uranium, le MOx et l’URE. L’agence doit rendre au plus tard le 30 juin 2018, au ministre chargé de l’énergie, une évaluation du coût du stockage direct. Dans une présentation faite le 29 septembre dernier, elle a évalué à 28.000 tonnes le volume des assemblages qui pourraient finir dans le sous-sol meusien.
Reste qu’enfouir des combustibles usés s’annonce difficile et cher, surtout pour le MOx. Ce dernier est tellement brûlant qu’il est extrêmement difficile à gérer. « Y compris à très long terme, le dégagement thermique du MOx reste très supérieur au dégagement thermique du combustible uranium, indique Yves Marignac. Or, dans un stockage en couche géologique profonde, la densité thermique est un facteur dimensionnant. En gros, on ne peut stocker qu’un seul MOx là où l’on pourrait stocker quatre ou cinq combustibles uranium. »
Plus d’un siècle en piscine avant de pouvoir enfouir du MOx !
« Avec 150 ans de refroidissement, les MOx dissipent encore 2,9 fois plus d’énergie que les [combustibles uranium] à 60 ans, écrivait l’ingénieur en radioprotection Jean-Claude Zerbib dans un cahier de Global Chance [17]. Après 300 ans de refroidissement, les combustibles MOx ont toujours un potentiel thermique 2,3 fois supérieur à celui qui autoriserait le stockage géologique des combustibles [d’uranium]. La période d’entreposage des MOx usés, avant enfouissement définitif, sera plusieurs fois supérieure à celle des [combustibles d’uranium] usés (après 60 ans de refroidissement), ce qui entraîne une forte incidence sur le coût. »
Et la galère se poursuit au moment du conditionnement des colis, avant leur enfouissement dans la couche argileuse de Cigéo : « La masse du colis prévu pour les combustibles [d’uranium] est égale à huit fois la masse des éléments combustibles. Pour réaliser l’enfouissement des MOx, il sera nécessaire d’augmenter significativement la masse de conteneurs afin que la dissipation de l’énergie réduise suffisamment la température en surface du colis. Le maximum autorisé est voisin de 90 °C, afin de ne pas détériorer les performances de la roche d’accueil. »
Dans ces conditions, difficile de choisir entre la peste du retraitement et le choléra de l’enfouissement. Mais pour Yannick Rousselet, les échelles de temps monumentales du nucléaire pourraient cette fois jouer en faveur d’EDF : « De toute façon, un combustible d’uranium ne sera jamais enfoui avant d’avoir passé 60 ans en piscine, et un MOx avant 100 ans. Ça leur permet de repousser le problème. »
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