texte pour Ebullitions, canard ain-pertinent
La population algérienne a repris la rue, digne, calme, tranquille, pacifique (Silmiya). Pendant longtemps, l’image de la violence a collé à l’Algérie : violence de la colonisation, violence de la décolonisation, violence islamiste pendant la « décennie noire » et violence de la répression du pouvoir militaire… Peur du retour de cette violence jusqu’en 2018 qui fait que, malgré quelques velléités, les Algériens n’ont pas participé aux « printemps arabes » de 2011.
Et soudainement, en février 2019, la population algérienne redescend dans la rue pour protester contre le projet de candidature de la momie Bouteflika à un cinquième mandat. Le vendredi (jour férié) 22 février, c’est des dizaines de milliers de personnes qui se retrouvent dans les rues d’Alger (bravant l’interdiction de manifester dans la capitale qui date de 2001), ainsi que dans les principales villes algériennes. Le 1er mars, les manifestants sont des centaines de milliers dans toutes les grandes villes algériennes, le 8 mars, ils sont des millions (dont plus d’un million à Alger), dans les grandes villes, mais aussi les petites ; en semaine, différents groupes sociaux (avocats, journalistes, étudiants…) descendent à leur tour dans la rue. Ces manifestations du vendredi 8 mars -où les femmes étaient particulièrement nombreuses- sont les plus importantes de l’histoire de l’Algérie indépendante, c’est une lame de fond.
Comment expliquer ce phénomène qui semble surgir du néant, d’autant plus qu’en décembre dernier, alors que les premières rumeurs d’une nouvelle candidature de Boutef’ commençaient à circuler, des appels à manifester à Alger n’avaient eu aucun écho ? Il est bien évident que la théorie de la manipulation par l’un des clans au pouvoir (comme cela avait été le cas à l’automne 1988) ne tient pas. C’est la jeunesse -celle qui est née à la fin, ou après la « décennie noire », qui n’a pas connu d’autre président que Bouteflika- qui est la première à descendre dans la rue suite à des appels à manifester contre le cinquième mandat dans les réseaux sociaux.
Ce qui est remarquable, c’est la résilience de cette jeunesse qui est passée au-delà de la peur de la génération précédente, qui ne veut pas revivre la tragédie des années quatre-vingt-dix, qui n’en peut plus de la gérontocratie mafieuse qui s’accroche au pouvoir comme une sangsue, mais une jeunesse qui veut simplement vivre dans une Algérie libre et démocratique et qui invente des formes de dissidence alternative en rupture avec les schémas du passé (les syndicats et les partis politiques -à de rares exceptions près- sont absents des mobilisations). Mais cette jeunesse n’est pas seule, elle a été rejointe par la génération précédente, celle qui devrait aujourd’hui détenir le pouvoir économique et politique, et même par des anciens combattants de la guerre de libération (il faut noter en particulier la présence aux manifestations de Djamila Bouhired, 84 ans, icône de la Bataille d’Alger de 1957, torturée et condamnée à mort).
Ce qui est très nouveau aussi, ce sont les formes de ces manifestations. Elles sont joyeuses, respectueuses (par exemple quand un cortège passe devant un hôpital, il devient silencieux pour ne pas gêner les malades) ; des petits groupes plus organisés essaient d’éviter les frictions avec les forces de sécurité et parfois offrent des fleurs (de ce fait, les incidents sont rares ; il y en a cependant eu à Alger à la fin de la manifestation du 8 mars, mais ils sont restés circonscrits) ; d’autres -et parfois des habitants qui regardent passer les manifestants- offrent des bouteilles d’eau ; à la fin des manifestations, des groupes de jeunes nettoient les rues … Et toujours l’humour incisif qui brocarde les puissants et en particulier « le cadre », c’est-à-dire la photo de Bouteflika encadrée qui supplée l’absence systématique du président aux cérémonies officielles ; sur les pancartes, on peut voire des centaines d’annotations humoristiques, parfois « gentilles » telle « Tant qu’à être dirigés par un cadre, il vaut mieux que ce soit Mona Lisa », parfois provocatrices comme celle d’une étudiante « Le clan Boutef n’aura même pas notre soutien-gorge », mais aussi plus critiques « Tous les pays ont une mafia, mais la mafia a un pays : l’Algérie ».
Ce n’est pas seulement le cinquième mandat que le peuple algérien remet en cause aujourd’hui, c’est tout le système de prévarication (*), de corruption qui, certes, a commencé à se développer dès la présidence de Ben Bella (1962-1965), mais qui a atteint un degré inégalé depuis que Bouteflika est au pouvoir avec son clan qui monopolise une part importante de la rente des hydrocarbures. Beaucoup aujourd’hui demandent une seconde République basée sur l’élection d’une assemblée constituante et parlent d’une seconde libération. La lame de fond qui balaie l’Algérie emportera-t-elle le « système » ? En a-t-elle les moyens ? L’importance des mobilisations en est une force, le pouvoir hésite, d’autant plus que la puissante ONM (Organisation Nationale des Moudjahidine -anciens combattants de la guerre de libération) a retiré son soutien à Bouteflika et que, sans faire pour l’instant tache d’huile, les défections se développent parmi le patronat affairiste et certains parlementaires.
Le retour de Bouteflika à Alger dimanche soir 10 mars a rapidement eu une traduction politique : lundi soir, le projet de cinquième mandat est abandonné, la présidentielle du 18 avril est repoussée (illégalement ?), le premier ministre, l’impopulaire Ahmed Ouyahia, est limogé, une conférence nationale sera organisée et une nouvelle constitution sera soumise à référendum. Une première victoire pour les manifestants, c’est ce que pensent certains… mais la réalité ne me semble pas aussi positive : Bouteflika reste au pouvoir pour une durée indéterminée et le « système », en faisant sauter le fusible Bouteflika et en repoussant la présidentielle, se donne le temps de préparer sa succession, c’est-à-dire à tenter de garder le pouvoir et la rente. Comment réagira la population ? Déjà un quatrième vendredi de manifestations se prépare pour le 15 mars. Qu’en sortira-t-il ? Il est bien évidemment trop tôt pour le dire, mais je ne pense pas que les annonces de ce soir (lundi 11 mars) soient satisfaisantes pour tous les Algériens : c’est le « système » que beaucoup veulent changer, pas seulement un homme.
(*) : Grave manquement d'un fonctionnaire, d'un homme d'État, aux devoirs de sa charge (abus d'autorité, détournement de fonds publics, concussion).
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