Auteurs : Bruno Della Sudda, Patrick Silberstein et Romain Testoris | 20 Nov 2017
1917 Dans un monde où les empires imposent la barbarie coloniale et exploiteuse à des centaines de millions d’indigènes, un coup de tonnerre éclate aux confins d’une Europe continentale lacérée de tranchées sanglantes. La Révolution russe qui jaillit soulève les consciences humaines. Une brèche s’ouvre. En Russie, ouvriers, paysans et soldats montent à l’assaut du ciel et déferle, pour un temps, l’invention d’une autre vie qui bouillonne dans toutes les veines de la société. Pour les opprimé·es et les exploité·es du monde entier, un espoir est né et il faut encore saisir à la fois ce moment d’émancipation, dans toutes ses couleurs, et sa destruction en quelques années, trahi, défiguré, piétiné par la contre-révolution stalinienne.
1968 Il y a cinquante ans, les tambours de guerre du FNL vietnamien annonçaient une incroyable nouvelle : les envahisseurs n’étaient pas invincibles. Partout, ou presque, les campus s’enflammaient, l’insubordination ouvrière se répandait comme une traînée de poudre, le vieux monde était bousculé, Paris, Mexico, Berlin, Berkeley, Turin et Prague ne faisaient plus qu’un. La jeunesse, celle des facs et celle des usines, secouait la vieille société, les hiérarchies, les pouvoirs de droit divin, la propriété inaliénable, les bureaucraties prédatrices et liberticides. Les murs prenaient la parole et les barricades ouvraient des voies insoupçonnées. Désordre climatique dans le monde de Yalta, le cycle des saisons en fut perturbé. Le printemps fut tchécoslovaque et, en France, Mai dura jusqu’en juin. En Italie, Mai fut rampant et l’automne chaud. Dans les années qui suivirent, tout avait semblé possible à Santiago-du-Chili et Le Portugal se couvrit d’œillets. Le fond de l’air était rouge et le souffle long de l’insoumission mit à mal la propriété privée des moyens de production, la morale établie, les rapports sociaux sexués et les partis uniques. Il y eut de la contestation et de la subversion, des grèves et des conseils ouvriers, des expropriations et de l’autogestion, des livrets militaires brûlés, des batailles pour les droits civiques, l’émergence nouvelle de l’écologie et, à une échelle inconnue jusque-là, du féminisme. Les libertés inabouties ou trahies étaient à portée de main et la chienlit éclaboussait les pères fouettards et les gardes-chiourmes. Le monde pouvait changer de base : il était désormais possible de se réapproprier le contrôle des mécanismes de la vie en société. La démocratie ne devait plus s’arrêter ni à la porte des entreprises ni aux frontières.
2017 Le monde a changé. Il est aujourd’hui lourd de périls et le fond de l’air est sombre. Mais il change sans cesse et ce qui était possible et nécessaire il y a un demi-siècle l’est encore plus aujourd’hui.
Ces 68 thèses n’ont d’autre objectif que d’être soumises à la réflexion de celles et ceux qui veulent que s’ouvre une large discussion pour faire de la révolution une utopie concrète.
1. La crise du système capitaliste, parce qu’elle est globale, économique, sociale, écologique, civilisationnelle, parce qu’elle semble sans issue et parce qu’elle prend avec d’un côté le libéralisme débridé et de l’autre, le terrorisme et le post ou le néofascisme, une dimension barbare, menace non seulement les conditions de vie des populations, mais la possibilité même de vivre en commun sur une planète aux ressources limitées.
2. L’aggravation des inégalités, la persistance des discriminations et l’absence d’horizon émancipateur alimentent la terreur pratiquée par Al Qaida puis Daesh. Il s’agit d’un phénomène contre-révolutionnaire, inédit par son ampleur et ses caractéristiques, mettant en péril l’aspiration majoritaire au « vivre ensemble » et nécessitant une riposte internationale, sous l’autorité d’une ONU refondée et radicalement transformée.
3. Le commun est le principe de l’émancipation non seulement du travail, mais de toute activité sociale à dimension collective. Il est inséparable de la démocratie pleine et entière, de la décision collective en acte, d’un agir instituant qui doit se relancer en permanence pour empêcher toute hiérarchisation et toute bureaucratisation. Est commun tout ce qui est institué comme tel par les individus qui élaborent les règles permettant l’usage sans exclusive de ce commun.
4. Les communs sont des relations sociales, et non des choses inertes, qui doivent être autogérées. Ainsi, les biens communs (air, eau, sols, culture, éducation, santé, alimentation, logiciels et outils de communication…) doivent être soustraits à la marchandisation et leur gestion nécessairement collective relève de l’autogestion.
5. La restructuration mondiale de la domination du Capital s’accompagne à la fois de la destruction des formes antérieures d’organisation du travail et des systèmes de protection dont le mouvement ouvrier s’est doté.
6. La transition vers la république autogérée nécessite, particulièrement dans les sociétés post-coloniales du Sud un développement raisonné des forces productives compatible avec la transition écologique et le « buen vivir », un élargissement des biens de consommation socialement utiles et écologiquement soutenables, une généralisation des échanges des biens et des produits, l’incorporation à cette consommation et à cet échange universels des centaines de millions d’êtres humains que le Capital maintient ou enfonce dans la misère.
7. La transition s’appuiera sur le développement des forces productives les plus avancées tout en les soumettant aux exigences des équilibres écologiques, ce qui nécessite un profond réaménagement de l’appareil productif qui tout en systématisant les gains de productivité indispensables à la réduction continue du temps de travail, mette un terme à la course à l’abîme où nous entraîne la recherche effrénée du profit.
8. La lutte contre la domination du Capital sur la force de travail est indissolublement liée à la défense permanente et intransigeante de l’extension de la démocratie politique et de la démocratie sociale ainsi que des libertés individuelles et collectives.
9. Malgré toutes les limitations et impasses que l’on sait, le mouvement ouvrier a imposé une nouvelle conception de la politique comme activité de tous et de toutes. Il a contraint la bourgeoisie à accepter le suffrage universel (même s’il a été longtemps uniquement masculin) et donc une forme de démocratie représentative. Il a façonné une alternative de société. Il a ainsi obligé le capitalisme et la société bourgeoise, notamment après l’Octobre russe, à de profondes transformations tant du procès du travail que des institutions politiques.
10. L’échec et la défaite des révolutions du 20e siècle nous contraignent à repenser les voies et les formes du dépassement des sociétés capitalistes. La défaite historique des révolutions du 20e siècle contraint les mouvements d’émancipation qui se reconstituent à la critique approfondie des pratiques, des conceptions, des structures c’est-à-dire de la culture des anciens mouvements d’émancipation.
11. Les mouvements d’émancipation luttent pour les droits, les libertés et les solidarités des êtres humains contre la domination du Capital en les articulant à la lutte contre les différentes formes d’oppression (de nationalité, de genre, etc.).
12. Mais cela n’invalide pas la nécessité de lieux politiques bien définis et généralistes – à la différence des structures associatives et syndicales constituées sur un champ particulier et spécialisé – pour effectuer les synthèses stratégiques et programmatiques, pour conserver et transmettre la mémoire des luttes, des expériences, des révolutions, pour contribuer à la socialisation des opprimé·es et des exploité·es.
13. De ce point de vue, les partis politiques demeurent donc nécessaires, mais à la condition de rompre de manière définitive avec les travers du parti à l’ancienne. Leur activité doit être liée à la réflexion, leur fonction dans les luttes et les révolutions doit être celle de l’animation et de la proposition, leur fonctionnement doit donner à voir l’émancipation et l’autogestion.
14. Il faut rebâtir une espérance qui éclaire les luttes quotidiennes et les conflits régionaux. Il faut dégager, pas à pas, expérience après expérience, les grandes lignes d’un projet de société alternatif qui dépasse le capitalisme et redonne vie et chair à ce qui fut le projet dit socialiste ou communiste, synonyme aujourd’hui d’autogestion et d’émancipation.
15. A chaque restructuration globale du capital, à chacune des révolutions technologiques périodiques, à chacune des transformations sociales, meurent et se reconstituent les formes d’organisation des travailleurs/travailleuses et de défense sociale. Mais, les formes organisationnelles et les idées périmées par le dépassement des changements du Capital nous laissent un patrimoine commun d’expériences où se sont alimentées les idées et les idéaux des époques successives. C’est cela qui se concentre dans les références socialistes et communistes des débats du mouvement ouvrier des 19e et 20e siècles. Nous nous débattons depuis plusieurs décennies au milieu d’un de ces processus qui ruine l’acquis, désorganise et désoriente, mais qui laisse entrevoir la refondation et la recomposition. Ce n’est pas la première fois que, au cours d’une transformation cyclique du capitalisme, le mouvement d’émancipation se trouve sur la défensive et doive actualiser et réorganiser son programme et ses forces. C’est dans les luttes sociales et dans les aspirations des « mouvements sociaux » et des « mobilisations citoyennes » dans le travail et hors le travail que se révèlent certaines des formes et des normes de cette réorganisation.
16. Pour dessiner une fois encore son avenir, comme il l’a fait à plusieurs reprises au cours de son existence, le mouvement émancipateur doit assumer, comprendre et dépasser son passé. Il doit comprendre et intégrer dans son univers pensé, l’ensemble de ceux et celles qui sont exploité·es et dominé·es, opprimé·es et aliéné·es.
17. S’ils veulent pouvoir penser leur programme et l’avenir, les partisans de l’autogestion ne peuvent pas s’isoler de ces pratiques qui prennent des formes spécifiques et parfois confuses au cours de ces années de déstructuration et de restructuration. Il leur faut être attentif à ne pas confondre la nécessaire clarification des idées avec l’exigence de formes « pures ». Les processus réels sont forcément hybrides, mais c’est en leur sein que s’élabore la réorganisation, que naissent et se mettent en œuvre les pratiques et s’élaborent les idées nouvelles.
18. Les réponses surgissent, partielles et sectorielles, et non pas autour de programmes globaux. Ces réponses multiples et diverses sont pourtant essentielles pour rebâtir la perspective, pour refonder un projet d’émancipation.
19. L’élaboration d’un projet d’émancipation aura besoin de temps, d’expériences, de rencontres et de débats pour conceptualiser ces nouvelles réalités, les articuler en un projet d’ensemble. Elle se fera du local au global, à l’échelle internationale, à l’échelle de l’Europe, du monde, comme nous le montre le mouvement altermondialiste et les divers regroupements tels ceux qui s’esquissent autour de l’« économie des travailleurs », etc.
20. Dans l’organisation concrète du processus de travail et de la production, la relation Capital-Travail a subi des changements successifs qui ont obligé les mouvements d’émancipation à faire face à de nouveaux mystères, à de nouveaux défis pour organiser leur résistance et définir leur projet. Nous sommes aujourd’hui face à une de ces inconnues périodiques : dans les nouvelles formes d’organisation du travail qui se généralisent et annulent le « pacte fordiste » et affaiblissent ses syndicats, comment organiser la résistance et la contre-offensive ?
21. Comment penser l’alternative à la domination du Capital qui cherche une nouvelle soumission, soit par la substitution de la « collaboration » à l’affrontement, soit par l’imposition d’une nouvelle soumission brutale, soit par la combinaison des deux ?
22. Le Capital ne peut se passer de ce qu’il voudrait supprimer : la pensée et l’intelligence du travail, c’est-à-dire la racine et la condition de son existence autonome. Dans les grandes turbulences en cours, cette intelligence autonome a besoin de temps et d’expériences collectives accumulées pour penser les nouvelles relations, découvrir les nouvelles conditions de sa propre existence, et organiser une réponse commune.
23. Champion de la « démocratie » quand son ordre n’est pas menacé, le Capital est en réalité profondément opposé à la démocratie, à la décision libre des communautés, à la délibération, à l’information objective et à l’intérêt collectif.
24. La résistance à la barbarie, aux despotismes et à la mondialisation néolibérale ne pourra se construire que par l’extension universelle des formes d’autogestion sociale et des citoyennetés capables de s’articuler entre elles dans leurs multiples objectifs et intérêts.
25. Si hier le socialisme se lisait dans la convergence entre l’organisation des salariés avec les insurrections libératrices des révolutions coloniales – qui, en fin de compte, ont balayé le monde des vieilles oppressions –, aujourd’hui, sa raison d’être est plus vaste. Elle se trouve dans le contenu à donner à la revendication de la démocratie et de la citoyenneté intégrales, parce que, comme toujours, démocratie et ce que nous nommions socialisme ou communisme sont inséparables.
26. Une nouvelle culture politique s’élabore, révélée au tournant du siècle par le mouvement altermondialiste et confirmée par le nouveau cycle de luttes et de révolutions ouvert à l’échelle mondiale en 2011. Dans cette nouvelle culture, s’expriment le refus de la délégation de pouvoir, des hiérarchies entre les terrains de lutte, de l’autoritarisme et de la violence, de la personnalisation, du culte du chef ainsi que les aspirations profondes à l’auto-organisation, à l’autogestion, à la délibération collective, à la « démocratie réelle » et au croisement des contestations sectorielles. Cette nouvelle culture politique combine déjà deux préoccupations majeures : le souci de l’unité de tous et de toutes et le respect des particularités de chacun·e ; l’élaboration de revendications, de mots d’ordres et de formes d’action qui répondent à la fois aux situations immédiates et dessinent l’alternative.
27. La crise globale est aussi celle du mouvement ouvrier et du projet d’émancipation. Les politiques quasi interchangeables menées par les partis bourgeois et les partis sociaux-libéraux depuis plusieurs décennies en Europe et ailleurs dans le monde aggravent la désorientation, le désarroi, la confusion. C’est dans ce moment particulier qu’émergent dans les pays du Nord, faute de perspective alternative, à côté des courant fascistes modernes, des forces qu’on peut qualifier de «populistes». Celles-ci ont des caractéristiques communes qui empruntent des thématiques politiques contradictoires, à gauche comme à droite : le nationalisme des dominants, le rejet de la lutte des classes, le déplacement de la conflictualité du côté d’un affrontement entre le peuple et les élites, l’ignorance de la démocratie, la personnalisation de la politique et le regroupement autour d’un chef charismatique, incarnation du « peuple ».
28. L’expérience des difficultés puis très vite du dévoiement des soviets dès les premiers mois qui ont suivi octobre 1917 en Russie n’ont pas empêché dans les révolutions du 20e siècle la réapparition d’organes spontanés de pouvoir populaire ayant une dynamique partielle et tendancielle de contre-pouvoir, voire de double pouvoir. Alors que s’élargissent les terrains de contestation du capitalisme mondialisé et financiarisé et que ces contestations, prenant un caractère multiforme, dépassent les terrains du mouvement ouvrier classique, ces organes de pouvoir populaire s’élargissent désormais pour devenir ceux d’un pouvoir citoyen, sans nécessairement remplacer des organes de pouvoir populaire à l’échelle des entreprises mais dans une articulation nouvelle.
29. L’émergence encore embryonnaire, dans la dynamique de l’altermondialisme, de forums sociaux locaux, d’assemblées citoyennes, de forums citoyens, etc., complète les formes d’auto-organisation sur les lieux de travail et préfigure les organes de pouvoir citoyen et populaire de demain, indispensables à l’ouverture de processus révolutionnaires. On l’a vu en Grèce : en l’absence d’un tel pouvoir citoyen et populaire, un gouvernement de gauche – même radicale – n’est pas en mesure d’affronter victorieusement un rapport de forces qui au plan européen et mondial reste pour l’instant en faveur de l’impérialisme international sur lequel s’appuient les bourgeoisies locales ; ce gouvernement est alors incapable de tenir ses engagements et d’appliquer son programme et les possibilités d’ouvrir un processus révolutionnaire se referment.
30. Les mouvements sociaux indiquent des pistes qui permettent de rebâtir un projet et de construire une alliance politico-sociale porteuse de transformations radicales, un bloc historique à vocation hégémonique pour l’autogestion.
31. La gauche dite radicale ou révolutionnaire doit cesser de se cantonner à n’être qu’un front du refus et de dénonciation pour devenir un centre de propositions politiques et sociales concrètes (contre-plans, lois, mesures concrètes, etc.).
32. Les dominations et privatisations, dépossessions et suraccumulations engendrées par le capitalisme tardif deviennent de plus en plus contradictoires matériellement et idéologiquement avec le développement de la nouvelle société civile. Les droits déjà acquis par les femmes viennent souligner la persistance de la domination masculine dans les rapports sociaux et les institutions politiques. La jeunesse que la prolongation des études et le chômage ont fait apparaître comme catégorie sociale différenciée réclame un statut autonome. Le mode et le cadre de vie produits par la marchandisation généralisée provoquent des réactions de défense de la nature et de la ville. La mondialisation capitaliste, avec ses dégradations, ses menaces et ses injustices fait naître par réaction de nouvelles exigences pacifistes et humanitaires, écologiques et sociales et internationalement solidaires.
33. L’expérience du passé et les potentialités du présent permettent de dessiner à grands traits le projet autogestionnaire : appropriation collective des richesses et des savoirs ; démocratie active comme auto-pédagogie et comme objectif ; définition collective des communs.
34. La définition et la pratique stratégiques sont décisives pour engager le processus de la révolution. Comment passer des luttes immédiates à la nouvelle civilisation? Comment faire converger la gauche « sociale » et la gauche « morale » pour constituer une majorité sociale, large et stable ?
35. Le projet émancipateur se nourrit des prodigieuses possibilités que laisse entrevoir la société humaine au travers de ses contradictions et de ses conflits.
36. A travers la révolution technologique et la révolution numérique, se mettent en place de manière contradictoire des outils qui peuvent être mis au service soit des mafias et de la modernisation d’un capitalisme mondialisé et financiarisé, soit de l’articulation des contestations anticapitalistes, de l’émancipation humaine et de l’autogestion. Pour que la seconde optique l’emporte sur la première, la lutte contre la marchandisation et contre la mainmise des États sur ces nouveaux outils est indispensable, pour assurer la gratuité et la socialisation de ces outils que nous considérons comme des communs.
37. Le développement du travail immatériel et de l’automation dans la conception, la production, l’échange rend possible le dépassement de la division du travail.
38. La globalisation marchande met en évidence la généralisation des exploitations et des dominations ; la finitude de la planète produit en même temps une conscience mondiale et des solidarités nouvelles.
39. L’importance croissante des capitaux institutionnels dans la financiarisation de l’économie met en évidence et en accusation une oligarchie financière mondiale en constitution. Le politique ne peut l’emporter sur l’économique qu’en maîtrisant ce capital qui doit être « socialisé ».
40. Il tend à se constituer à l’échelle mondiale une oligarchie financière et politique dominant le monde au travers de quelques États et de quelques centaines de firmes transnationales.
41. L’effacement des assemblées élues, la crise de la représentation politique et de la démocratie contraste avec les potentialités offertes par le dynamisme des mobilisations citoyennes et les réseaux de communication pour l’information et le débat.
42. En l’absence de menaces réelles de subversion et dans le contexte de crise globale, le nouveau capital anonyme et mondial n’a pas besoin d’un compromis social et politique durable.
43. Une révolution est indispensable. Mais les révolutions du 21e siècle seront des révolutions longues, comprises comme processus (ce qui ne veut pas dire graduelles et insensibles) ; il est nécessaire que les mobilisations populaires débouchent sur des succès, des avancées, même partielles et provisoires. Aux succès partiels doivent répondre un projet politique global, un projet alternatif de société, produits de l’expérience et des débats partagés.
44. Les avancées majeures, les ruptures ne se feront pas dans le respect des formes institutionnelles existantes de la démocratie représentative, mais il serait erroné de prétendre à la reproduction pure et simple des formes révolutionnaires telles que l’histoire nous les a léguées.
45. L’expérience du 20e siècle nous l’a cruellement montré : l’accommodement aux normes du capitalisme englue la transformation de la société dans l’ordre des choses existant ; mais le désir d’abolition pure et simple la conduit dans l’impasse. Ce qu’il convient donc de penser et de construire, c’est un processus et une dynamique de dépassement et de rupture.
46. Ce qui s’est formulé dans les exigences des mouvements sociaux et des mobilisations citoyennes, c’est une autre conception de la mise en commun, la nécessité de redéfinir l’intérêt général, le service public. Nous sommes persuadés que dans ce que refusent et dans ce qu’espèrent les mouvements sociaux et les mobilisations citoyennes, une politique se cherche afin de redéfinir les grandes lignes d’une transformation en profondeur de la société.
47. Un modèle de révolution est devenu obsolète. En a-t-on pour autant fini avec l’esprit de révolution ? Certainement pas ! Il est des moments où l’action à l’intérieur des règles existantes ne peut plus suffire pour améliorer vraiment la vie de la plupart des humains. Il n’y a pas alors d’autre solution que de changer les règles elles-mêmes, et plus fortes sont les exigences sociales, écologiques, démocratiques, plus radical doit être le changement. Une telle transformation porte sur la société tout entière. Elle est inscrite dans la durée, puisque doivent bouger à la fois des structures et des cultures. Même si elle récuse la « table rase », elle n’est rien d’autre qu’une « révolution longue », un processus non-linéaire de ruptures dont l’une, décisive, portera sur la question de la propriété des moyens de production, d’échange et de communication.
48. L’« alternative » insiste sur une autre manière de concevoir l’organisation sociale dans toutes ses dimensions, économiques ou culturelles.
49. La réponse ne peut se trouver du côté de la mystique de l’État. L’autogestion est un anti-étatisme de principe, complément nécessaire d’un anticapitalisme fondamental. Il faut critiquer l’État au nom d’une conception supérieure de la société, émancipée et autogérée.
50. La critique, conjointe du capitalisme et de l’étatisme souligne les méfaits d’une délégation de l’intérêt général à une instance (l’État) extérieure à la société. La critique ne porte pas alors sur la fonction étatique en général, mais sur sa constitution en État « séparé ».
51. Cette séparation doit être dépassée dans l’optique du développement humain. La société doit pouvoir débattre à tout moment de ce qui définit son intérêt commun, sans déléguer à une instance quelconque, État ou parti, la responsabilité de cette définition.
52. Le but des révolutionnaires autogestionnaires ne peut être de reconcentrer les pouvoirs : l’ambition est de changer les pouvoirs en les diffusant, de les transformer en restituant à la société civile l’essentiel de l’initiative qu’elle est en droit de déployer.
53. Nous ne nous battons pas au nom d’une société idéale, mais en partant d’une attente et d’une possibilité inscrites dans l’épaisseur du temps présent. La nécessité de l’alternative se niche dans les demandes de régulation différente de la production et des échanges.
54. On la repère dans l’exigence d’une mondialisation conduite selon d’autres valeurs et d’autres critères que ceux de la déréglementation/délocalisation/flexibilisation/division du travail capitaliste.
55. On la trouve dans l’appel à une pleine reconnaissance du travail, en tant qu’activité socialement indispensable, que n’assurent pas les normes du salariat capitaliste.
56. On la ressent dans les inquiétudes qui montent devant la marchandisation forcenée du corps, de la médecine, de l’environnement et des biotechnologies.
57. Après les catastrophes de Hiroshima, Tchernobyl, Three Miles Island et Fukushima, le recours au nucléaire civil et militaire est une menace redoutable pour les sociétés humaines, à l’opposé de toute perspective d’une société émancipée et autogérée.
58. Le nucléaire civil est un gouffre financier antinomique de la transition écologique et des moyens que celle-ci exige, il met en danger les populations, entraîne une militarisation et une opacité totale des espaces des centrales antinomique de l’autogestion, renvoie dans les pays du Sud les déchets.
59. Le nucléaire militaire est lui aussi un gouffre financier, une menace terrifiante antinomique de la paix et un outil des puissances impériales. La perspective d’accords internationaux contre le nucléaire tant civil que militaire doit être recherchée mais ne saurait différer l’engagement pour l’arrêt immédiat du nucléaire civil et le désarmement nucléaire unilatéral.
60. On observe la nécessité de l’alternative dans la recherche d’une autre sociabilité, d’autres rapports interindividuels, d’une autre conception de la famille, d’un regard différent sur « l’Autre », l’étranger, l’homosexuel·le, dans la volonté d’une individuation libérée des oppressions, des fanatismes, des conformismes.
61. On la voit dans le combat des femmes contre une division genrée qui, en reproduisant la dépendance d’une moitié de l’humanité, contredit le besoin d’une émancipation générale du genre humain tout entier.
62. On l’entrevoit dans d’autres façons de vivre, de produire, de consommer, ici et maintenant.
63. On la perçoit dans la lutte contre le racisme qui articule : 1) la lutte contre toutes les manifestations racistes, notamment celles organisées par l’État ; 2) la lutte pour l’égalité des droits, notamment politiques pour toutes et tous ; 3) le soutien aux mouvements d’auto-organisation politiques, associatives et culturelles dont se dotent les populations et les travailleur·euses immigré·es, notamment celles issue des anciens territoires coloniaux ; 4) la construction d’une alliance avec ces forces. Dans un pays comme la France, marqué en profondeur par les pratiques et l’imaginaire colonialistes, l’antiracisme est une dimension constituante du mouvement d’émancipation.
64. On la perçoit dans l’aspiration des peuples, des groupes sociaux, des groupes racisés et des cultures dominées à l’autodétermination et à l’égalité des droits dans la cité.
65. Les mésaventures et impasses diverses de la mise en pratique de l’autodétermination des peuples au 20e siècle n’invalident en rien son principe fondamental, dans une optique d’émancipation et d’autogestion. Son actualité est même brûlante à travers les révolutions arabes et le nouveau cycle des luttes et des révolutions ouverts en 2011, comme à travers la poussée en Europe de ce que nous appelions autrefois les « minorités nationales » et l’aspiration des peuples des confettis de l’empire à prendre leurs affaires en mains.
66. Ce qui reste à opérer, c’est la mise en commun de toutes ces exigences. A partir de la myriade des alternatives, il faut chercher à tracer les contours d’une alternative d’ensemble, d’une méthode cohérente qui finisse par devenir le bien commun, une évidence si forte qu’elle s’impose à tous et toutes : une hégémonie autogestionnaire.
67. Si, dans la société actuelle, une conception différente de la régulation sociale n’est pas formulée, popularisée et expérimentée, il y a peu de chances que cette société soit d’une façon ou d’une autre « révolutionnée ». Les mouvements sociaux et les mobilisations citoyennes n’iront pas jusqu’au bout de leur radicalité, s’ils n’ont pas vérifié la possibilité d’une gestion autonome des institutions sociales construite sur la base de leur propre coopération. Faute d’expérimentation préalable des voies alternatives, le désir de transformation radicale pourra très vite s’engluer dans les prétendues « contraintes » de la conjoncture économique et sociale : la transformation sociale et écologique s’enfermerait dans les voies étroites de l’adaptation.
68. A partir de la multitude des ruptures partielles engagées se creusera le passage vers d’autres logiques d’organisation sociale. Par la multiplication des contre-pouvoirs se modifiera la logique d’ensemble des pouvoirs.
Commentaires