https://passeursdhospitalites.wordpress.com/2014/06/29/lextreme-droite-en-bruit-de-fond/
Dans la nuit du 12 au 13 juin, une personne tire à deux reprises sur des exilés avec une carabine à plomb, blessant deux d’entre eux à deux heures d’intervalles. Le fait qu’il ait tiré au même endroit, la facilité avec laquelle l’arme puis le tireur ont été retrouvés, donnent l’impression d’une personne qui agit avec un grand sentiment d’impunité, et qu’il aurait pu continuer toute la nuit si la police ne l’avait pas appréhendé.
S’agit-il d’un acte exceptionnel, ou du signe d’une recrudescence des actes violents à l’égard des exilés ? S’agit-il d’un acte isolé, ou est-il lié directement ou indirectement à l’émergence d’un groupe d’extrême-droite violent, Sauvons Calais ? L’enquête devrait permettre de l’établir, mais rien n’indique que des investigations soient menées pour éclaircir les motivations et les connexions éventuelles du prévenu.
Les violences racistes passent au second plan à Calais derrière les violences policières, qui sont massives et quotidiennes, et laissent loin derrière les violences liées au passage. Il y a également une tendance à les minorer, à tord ou à raison – "il n’y en a pas tant que ça, vu le contexte". Elles sont de ce fait mal connues, ainsi que leur caractère organisé ou non.
Le Front national fait des scores dépassant facilement 20% sans faire de campagnes importantes ni avoir une présence de terrain visible. On a l’impression qu’il suffit qu’ils collent quelques affiches pour qu’une rente électorale tombe. Cela ne signifie pas qu’il n’ont pas une présence moins visible dans la société calaisienne.
Il y a par contre au quotidien un racisme d’apartheid, avec des bars et des magasins qui refusent les exilés, d’autres qui les acceptent dans des conditions restrictives, deux par deux comme le Lidl de la rue Molliens rendu célèbre par le film "Welcome", ou qui servent en manifestant leur hostilité d’une manière ou d’une autre. Et puis il y a aussi tous les commerces et bars qui ne font pas de différences selon l’aspect physique de la personne, ou ceux qui font un geste de sympathie, comme ces commerces qui donnent leurs invendus en fion de journée ou les bars qui permettent l’accès à leurs toilettes sans consommer, puisque quelques centaines d’exilés n’ont accès qu’à trois toilettes d’une saleté repoussante posées devant le lieu de distribution des repas. La société calaisienne est de fait clivée comme pouvait l’être la France de l’Affaire Dreyfus, mais sans que ce conflit éclate au grand jour (héritage du "délit de solidarité", la solidarité se cache souvent).
La maire de Calais légitime ces comportements racistes lorsqu’elle annonce en février 2013 des contrôles au faciès au centre commercial des 4B, en centre-ville, désignant les exilés comme responsable des difficultés financières du centre. L’État, sous un gouvernement socialiste, légitime cette position en faisant effectuer des contrôles au faciès par la police nationale, chargée explicitement d’éloigner les "migrants" de cet espace commercial.
Le racisme au quotidien – pousser des cris d’animaux quand on croise des Africains dans la rue – se trouve donc légitimé et renforcé par le racisme institutionnel, fait de discours stigmatisants et de pratiques de violence physique et symbolique – qui légitime à son tour la violence des simples citoyens.
Un bénévole témoigne : "C’était pendant l’hiver 2008-2009. C’est les bénévoles des associations qui s’occupaient du BCMO, le gymnase ouvert pour le plan grand froid. Une nuit, j’ai entendu des claquements. J’ai vu deux trous dans le bas des vitres des portes. Je suis sortis et je n’ai vu personne, je n’ai pas entendu de véhicule démarrer. Il y avait des éclats de verre jusqu’à mon sac de couchage, à cinq mètres de la porte, ce n’était donc pas des pierres. C’est quand j’ai entendu parler du vigile qui a tiré sur les migrants que j’ai pensé à une carabine à plombs". Rien ne dit que ce soit la même personne et la même arme, mais ces tirs au ras du sol auraient pu atteindre des dormeurs.
Il y a ainsi une violence raciste dirigée contre les exilés, et parfois contre des exilés d’origine étrangère, souvent nocturne. Les douches des exilés, gérées par le Secours catholique, ont ainsi été incendiées plusieurs fois. Situées par volonté de la mairie dans une zone industrielle, il n’y a pas là de riverains dont la prétendue indignation viennent légitimer la violence. Au contraire, l’isolement du lieu l’a rendu vulnérable. Les auteurs des incendies n’ayant pas été retrouvés, il n’a pas été possible d’en savoir plus sur leurs liens possibles avec une extrême-droite organisée.
S’ajoutent peut-être à es violences plusieurs morts non élucidées. Le 22 décembre 2011, Ismaël, un jeune Éthiopien, est trouvé mort au pied d’un pont du centre-ville. La police conclut à un suicide, ce qui est possible mais pose quand même question vu la faible hauteur du pont, aucune enquête n’est menée. Le 7 juillet 2012, Nouredine, un jeune Soudanais, est trouvé mort dans un canal. La police conclut à une mort accidentelle sur la foi du seul témoignage d’une personne qui le poursuivait suite à une altercation, malgré les demandes des proches et de la famille. A minima, l’absence de transparence et d’investigations montre une absence d’intérêt pour la vie de "ces gens-là".
Le 15 mars 2014, un jeune exilé meurt dans un camion lors d’une tentative de passage. Le chauffeur du camion est pris en charge par une cellule psychologique pour le traumatisme subi. Les exilés qui venaient d’assister à la mort de leur camarade sont arrêtés, placés en garde-à-vue, puis relâchés. Il parait évident à tous les acteurs du drame et au journaliste qui en rend compte qu’ils n’ont ni psychisme, ni souffrance, ni traumatisme qui puisse justifier qu’ils bénéficient du même soutien psychologique que le chauffeur européen. Dans l’esprit commun, ils participent bien d’une humanité intérieure, dépourvue d’âme, "Untermenschen" disait-on dans un contexte pas si ancien.
En quoi ce mépris officiel de la vie humaine et de la qualité d’humain facilite-t-il le passage à l’acte nocturne d’un tireur à la carabine ? En quoi les appels au meurtre qu’on peut lire sur la page facebook puis le site de Sauvons Calais l’encourage-t-il ? L’enquête permettra-t-elle de l’établir, comme le demande Amnesty International ?
Le passage à tabac et diverses agressions d’exilés par les membres d’un groupe identitaire calaisien en 2010 avait entrainé un procès et des condamnations à des peines de prison ferme. Le groupe avait alors disparu du paysage. Mais on était là devant un exemple de violence raciste politiquement revendiqué.
On ne sait pas s’il y a un lien de filiation entre ce groupe et Sauvons Calais, apparu en octobre dernier, et bénéficiant à son apparition du soutien de la mairie, qui vient de publier un appel à la délation contre les squats et reçoit le collectif sur les marches de l’hôtel de ville, ainsi que de l’État lorsque le groupe attaque un squat de Coulogne (voir ici, ici, ici et là), combinant caillassage du bâtiment, menaces de mort et de viol, jets de cocktails Molotov et tentatives d’intrusions nocturnes, pendant un semaine durant, jusqu’à ce que les occupants partent en catimini. La position officielle de la préfecture est alors qu’il n’y a pas de trouble à l’ordre public. Si la préfecture interdit la manifestation de Sauvons Calais prévue le , ni les appels au meurtre et à la haine raciale propagée par son site internet, ni sa constitution en milice patrouillant en ville pour repérer les squats et démarchant les particuliers sous le prétexte de protéger leur habitation contre les sans-logis ne font l’objet des poursuites prévues par la loi.
La nuit de tir aux migrants des 12-13 juin s’inscrit dans ce contexte, dont il est essentiel de comprendre les implications, sauf à vouloir que ces violences se reproduisent.