« On est revenu au XIXème siècle, avant l’Etat-Providence »
John Monks, Secrétaire général de la CES
Doit-on se résigner au boom des inégalités sociales dans le travail ?
Entretien avec John Monks, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), qui représente 60 millions de travailleurs dans 36 pays. Ex numéro 1 du TUC, le principal syndicat britannique, il dénonce les dérives de la nouvelle «économie-casino».
Libération, 5 octobre 2006
« On est revenu au XIXème siècle, avant l’Etat-Providence »
John Monks, Secrétaire général de la CES
Doit-on se résigner au boom des inégalités sociales dans le travail ?
Entretien avec John Monks, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), qui représente 60 millions de travailleurs dans 36 pays. Ex numéro 1 du TUC, le principal syndicat britannique, il dénonce les dérives de la nouvelle «économie-casino».
Assiste-t-on en Europe à une explosion des disparités salariales à l'image de ce qui se passe en Grande-Bretagne ?
On voit s'installer sur notre continent l'explosion des déséquilibres engendrés par la mondialisation. On voit les grands gagnants de ce loto : des jeunes, citadins, éduqués, à la tête d'entreprises dans la finance, le management, la communication, les services, le conseil, l'énergie... Ils surfent sur une totale dérégulation des flux financiers, l'ultralibéralisme, la vague d'immigration planétaire. Ils profitent du changement de nature de notre société. Laquelle accepte de voir les inégalités se creuser, au nom de la compétitivité, de la flexibilité et du culte du profit. On voit aussi les grands perdants, les intérimaires, les mal payés, les non-qualifiés : main-d'oeuvre interchangeable face aux délocalisations, aux chantages des multinationales et au recul
grandissant du rôle de l'Etat. Les gouvernements laissent faire ou ont peur d'agir.
Pourquoi cette démission face au besoin d'une réelle régulation?
Ils relaient l'opinion largement répandue parmi les élites. Ces dernières pensent que l'Europe ne peut concurrencer les Etats-Unis, la Chine ou l'Inde qu'en bradant l'Etat-providence, qu'en réduisant les services publics et qu'en brisant le pouvoir des syndicats à gérer les changements. Cette opinion se retrouve chez des hommes politiques de centre gauche comme Tony Blair, Gerhard Schröder et au PS. A part, peut-être, Laurent Fabius...
Que peuvent faire les syndicats face aux patrons des boîtes cotées à la Bourse de Londres qui voient leurs salaires flamber de 28 % alors que le salaire moyen des mêmes firmes s'élève de 3,7 % ?
Il faudrait peut-être commencer par indexer les salaires des dirigeants sur celui des salariés. Plus que jamais, on fait passer les intérêts du capital avant celui du travail, la cupidité et les propres intérêts des patrons et des actionnaires avant ceux des salariés et de l'entreprise. La décision de lier les rémunérations des dirigeants au cours boursiers de leurs entreprises a bouleversé la gouvernance d'entreprise en Europe. Et a engendré un fossé hallucinant. Cette génération de précaires, de travailleurs jetables qui émerge, a longtemps été ignorée par les syndicats... C'est vrai, on «recrute» dans le secteur public, les grandes entreprises. Que peut-on faire ? On doit mieux organiser les plus pauvres et les dépossédés, travailler avec les migrants doublement précarisés. On doit faire campagne pour mettre plus sous les feux de la rampe les fat cats, ces «chats» qui s'engraissent sur le dos des salariés. On doit bouger et être plus offensifs : le futur du syndicalisme dépend de notre capacité à nous mobiliser sur ces sujets...
Face au discours ambiant sur la «nécessaire flexibilité», la limitation des hausses salariales, l'Europe sociale tient-elle du mythe ?
Le boom des inégalités, la vitesse de ce boom sont une terrible menace pour l'Europe sociale. Et l'agressivité des stratégies des hedge funds (fonds d'investissements) encouragés par la libéralisation financière est potentiellement une menace mortelle pour l'Europe sociale. Et la Banque centrale européenne ne veut toujours pas comprendre que des hausses de salaire sont une composante de la solution et non du problème. Certes, l'Europe sociale n'a jamais été socialiste, mais elle a rarement été aussi malmenée.
La Banque mondiale vient d'ailleurs de l'épingler dans un rapport sur la pratique des affaires... Selon elle, les pays qui exigent un préavis en cas de licenciement, qui fixent la semaine de travail à moins de 66 heures ou qui imposent des salaires minimaux supérieurs à un niveau très bas sont considérés comme peu propices aux investissements ! Au fond, le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne, même la Commission, tous campent sur le dogme du consensus de Washington, qui veut que le futur du monde, le bonheur, passe par des vagues de libéralisation de l'économie. Et qu'il faut éliminer toutes les barrières qui entravent la voie au libéralisme... Cette philosophie est fausse, nuisible, et on se battra pour démontrer qu'on peut être compétitif avec une réelle dimension sociale.
Il y a cinq ans, la CES était distante par rapport à la critique radicale portée par les altermondialistes. Aujourd'hui, vous êtes en phase...
Parce que la violence du système s'est radicalisée. Le capitalisme change. Les fonds d'investissement passent d'une firme à l'autre, d'un conseil d'administration à l'autre, spéculent, détruisent, engrangent. Ce sont des parieurs sur le court terme, à la limite de la légalité, qui s'engraissent dans notre nouvelle économie casino.
Même le secteur industriel s'est même aligné sur les nouvelles stratégies financières : rentabilité à 15 %, salaires planchers, droits du travail limités. L'équilibre est rompu. C'est le retour de l'économie de la fin du XIXe ! Avant l'essor du socialisme. Avant l'arrivée de l'Etat-providence. Avant l'éclosion des syndicats. Et ça, on ne peut pas l'accepter.
Par Christian Losson
http://www.liberation.fr/actualite/economie/208648.FR.php
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