Le oui entre vaines promesses et imprécations.
Sociotoile
Le mensonge social de la constitutionLe peuple est un enfant, c'est bien connu. On ne le conduit qu'à la crainte ou à
l'espoir. C'est pourquoi il faut tantôt lui promettre, tantôt lui faire peur. Les
maîtres sont là pour connaître et faire reconnaître le vrai bien. À la baguette ils
indiquent la voie et orientent les immatures. La baguette européenne est
formelle : par ici-oui, mais pas par là-non.
VAINES PROMESSES...
Pour aller par ici-oui, il suffit de faire confiance aux éducateurs et de bien
entendre leurs promesses : davantage de droits sociaux et un vrai bouclier
anti-mondialisation. Mais la promesse de « droits sociaux » sonne étrangement
le creux et, même à des enfants sages, il va être difficile de la faire avaler. Si
l'on voulait donner un raccourci de la nature des engagements que la
Constitution accepte de prendre en la matière, il faudrait sans doute le trouver
dans l'article II-75 qui stipule, bizarrement, non plus que toute personne jouit du
droit au travail, mais « a le droit de travailler », et surtout que toute
personne « a le droit d'exercer une profession librement choisie ou acceptée ».
Impossible ici de n'être pas saisi par une sorte de vertige sociologique qui
conduit à s'interroger sur la conformation d'esprit capable de faire écrire une
chose pareille. Car, prototype même du droit sans force, du propos sans suite
et de la parole en l'air, cette vaine déclaration semble n'avoir le choix qu'entre
les hypothèses alternatives de la sottise et du cynisme ; sottise de nanti
jouissant d'un métier à la hauteur de ses exigences existentielles, de sa
vocation choisie, tenant son propre privilège pour le lot commun et ne
concevant pas qu'il puisse en aller autrement pour d'autres ; ou bien cynisme
d'une poignée de mots abandonnés sans frais à tous ceux que seule la
nécessité matérielle lève le matin, mène de force à un labeur au mieux
inintéressant, au pire abrutissant, parfois même pathogène, et qui, selon une
expression d'une pertinence intacte, « perdent leur vie à la gagner ».
Par un tour argumentatif demeuré invariant en un siècle et demi, le libéralisme
européen d'aujourd'hui remet ses pas dans les traces de son homologue des
origines, et répète avec lui la dénégation de l'abîme qui sépare les libertés
formelles et les libertés réelles, feignant donc de croire qu'offreurs et
demandeurs de travail, égaux en droit, échangent de libres consentements pour
leur plus grande satisfaction mutuelle et leurs accomplissements respectifs. Si,
dans le meilleur des cas, les rédacteurs de la Constitution se sont avisés qu'il
demeurait un écart entre ce droit à la « profession librement choisie » et la
réalité du marché du travail, on est alors en droit de leur demander ce qu'ils ont
prévu pour le réduire et n'être pas suspects d'acquis de conscience purement
verbaux. Mais le silence qui fait écho à cette légitime interrogation est à peu
près le même que celui renvoyé par maints autres articles de « l'avancée
sociale » chaque fois qu'il leur est demandé comment ils se proposent de
joindre le geste à la parole.
Entièrement énoncé sur le mode du discours qui n'engage à rien et qui ne coûte
rien, « l'avancée sociale » aligne les voeux pieux, dresse des listes irréelles et
imagine s'en tirer avec du rêve éveillé. L'article III-210 n'oublie aucune
promesse et déclare avec le plus grand sérieux se vouer à « l'amélioration des
conditions de travail », « de la protection sociale », de « la lutte contre
l'exclusion », de « la santé des travailleurs », de « leur défense collective », et
même de leur « protection en cas de résiliation du contrat de travail ».
Prudemment toutefois, le texte limite au plus juste ses propres engagements et
se contente d'initiatives aussi tonitruantes que « l'échange d'informations et de
meilleures pratiques » (III-210), voire, attention les yeux, la création
d ' u n « c o m i t é d e l a p r o t e c t i o n s o c i a l e » , à c a r a c t è r e
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Le mensonge social de la constitution
courageusement « consultatif », mais qui pourra faire mal car il a pour
mission « de préparer des rapports » (III-217-b) ! Et c'est dans cet alignement
de mots sans force que les partisans du oui voient le contrepoids historique au
droit de la concurrence...
En toute généralité, il ne serait pas anormal, pourtant, qu'un texte de la portée
d'une constitution fasse coexister des principes juridiques hétérogènes voire
contradictoires. Dans la devise française, les difficultés apparaissent dès le
deuxième mot - qui a du mal à cohabiter avec le premier... Si donc un texte
juridique de haut niveau tolère prima facie d'être contradictoire, c'est parce que
cette contradiction sera accommodée en pratique par des compromis
jurisprudentiels et politiques qui révéleront les forces respectives des principes
antagonistes. La question abstraite des principes en conflit ne semble alors une
anomalie de logique qu'à ceux qui, restant au ras du texte, ne saisissent pas
qu'elle se règlera in fine à l'aune de la force comparée.
Mais la Constitution européenne met-elle seulement en scène pareil
affrontement de principes, et si oui, dans quelles conditions ? Quand bien
même, par une indulgence en fait injustifiable, on accorderait aux défenseurs
du oui qu'il existe bien quelque chose comme un droit social européen, il
resterait à examiner les données de sa confrontation au droit de la concurrence.
Or à l'encontre des ravis qui s'imaginent que des déclarations de principe
passent dans la réalité du seul fait d'avoir été écrites, il faut rappeler qu'ayant
partie liée avec la construction européenne depuis les origines, le droit de la
concurrence a derrière lui un demi-siècle de constructions institutionnelles, de
pratique politique et d'élaboration jurisprudentielle accumulées. L'honnêteté
intellectuelle consisterait, dans ces conditions, à reconnaître le déséquilibre
absolu des forces juridiques en présence et à donner le droit social européen
pour ce qu'il est vraiment : débile à sa naissance, il ne recèle pas d'autre espoir
que sa propre croissance, c'est-à-dire la perspective d'une accumulation future
de force qui rendra à terme moins totalement ridicule l'idée de le faire jouer
contre le droit de la concurrence.
Mais à quelle distance se situe cet horizon ? Telle est bien la question politique
décisive au moment de soumettre « l'avancée sociale » à l'appréciation des
électeurs autrement qu'en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes.
Or poser la question munie de tous ses considérants, c'est-à-dire notamment
en rappelant sur quelle profondeur historique et quel cumul de force s'appuie le
droit de la concurrence, c'est y répondre ! L'horizon de la montée en puissance
d'un hypothétique droit social européen est à des décennies d'ici. Résumons
donc : si l'on choisit, par convention, de dater au sommet de Fontainebleau de
1984 le grand mouvement de la déréglementation européenne, il aura fallu
vingt ans pour que la simple idée d'un droit social européen parvienne à trouver
une trace écrite ; et tout ce que les partisans du oui ont aujourd'hui à proposer
aux travailleurs européens c'est d'attendre deux ou trois décennies
supplémentaires que cette trace acquière un commencement de réalité...
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