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Le 23 janvier, à 7h30 nous entrons dans un centre culturel et sportif de Jabaliya. Le gymnase est plein de gens qui dorment à même le sol à côté des quelques effets personnels qu’ils ont pu récupérer dans les décombres de leurs maisons. Ici 575 personnes sont accueillies. Toutes les salles sont occupées : la bibliothèque, la salle des fêtes, les salles de cours. Les gens ne savent pas où aller. La première nuit, beaucoup de témoins nous disent que les gens dormaient à même le sol devant leur maison détruite, car ils ne savaient pas où aller se réfugier. Nous voyons bien que les ONG manquent terriblement de moyens. Il y a très peu de matelas en mousse par terre. Seulement des couvertures pour se protéger du froid. La nuit il fait très vite entre 0 et 2 degrés. Un froid insupportable quand il n’y a ni électricité, ni chauffage, ni gaz. De nombreuses femmes sont accueillies dans ce centre. Dès notre arrivée, elles veulent nous parler. Raconter leur histoire. Dire leurs soucis. Demander des moyens. « On veut des solutions pour nos maisons, pour l’école des enfants, pour la nourriture, pour tout ce que nous avons perdu. On ne vit pas comme des êtres humains normaux. Portez notre message. » « On veut des maisons pour vivre. » Elles s’appellent Sana, Amal, Soheila. Elles sont entourées d’autres femmes qui acquiescent, et de leurs nombreux enfants, souvent en bas age. Leur message est clair, fort, humain. Nous repartons bouleversés.
Nous passons devant la maison du gynécologue palestinien Ezzedine el-Aish, appelé aussi Aboul Aich. Il est reparti en Israël après l’enterrement de ses filles hier. Nous ne pourrons donc pas le rencontrer.
Nous poussons quelques centaines de mètres plus loin, à l’Est de Jabaliya. Et nous faisons d’autres rencontres. Le quartier est entièrement rasé. Ce quartier est en limite de la frontière. Sur des kilomètres, la totalité des maisons sont par terre. Les personnes que nous trouvons errent-là aculées depuis des jours après que les militaires de Tsahal aient perpétré des crimes de guerre. Je mesure à cet instant la portée du titre de une de L’Humanité lorsque son journaliste a écrit « Ici, c’est terrible ».
Au numéro 599 du secteur Hazbet Abd Rabo dans Est-Jabaliya nous rencontrons un vieil homme. Il s’appelle Rachid M’hammed M’hammed. Voila ce qu’il nous a dit. « Les militaires ont jeté des grenades à l’arrière de la maison. Ils sont montés à l’étage. Nous étions là avec les enfants. Ils nous ont fait mettre les mains en l’air. Ils ont séparé les hommes et les femmes. Ils ont plaqué tout le monde au mur. Ils ont pris mes deux fils. Ils les ont mis à part. Ils ont fouillé l’ensemble des pièces. Puis ils sont montés à l’étage supérieur avec mon fils Samir. Nous avons entendu un coup de feu. Ils sont redescendus et ont dit à mon autre fils : on vient de tuer ton frère avec une balle. En fait il était encore en vie. Il fallait lui porter secours en urgence. Mon autre fils, criait pour qu’on porte secours à son frère. Il a demandé l’autorisation de sortir dans la rue. On lui a dit de la fermer. Et puis ils ont accepté. Ils l’ont laissé sortir. Et une fois dehors ils lui ont tiré dessus. Je pense qu’ils voulaient lui tirer une balle dans la tête. Mais le tir n’était pas précis et comme il marchait les mains en l’air ils ont touché sa main. Il avait les doigts tranchés. Ils pendaient de sa main. Ils lui ont dit de revenir à l’intérieur. Une fois dans la maison ils lui ont demandé de se déshabiller nu. Il n’y arrivait pas avec sa main blessée. Ils lui hurlaient dessus. Il devait ensuite se rhabiller puis se déshabiller et se rhabiller à nouveau. Il demandait à ce qu’on le soigne. Ils n’ont rien fait et l’on laissé ainsi pendant trois jours. Ensuite ils sont partis. Mais pendant dix jours ils nous ont empêché de sortir de la maison et d’évacuer le corps mort de Samir qui s’était vidé de son sang. Samir était un employé de l’UNRWA. Son nom est Samir Rachid M’hammed M’hammed. Quand le directeur de l’UNRWA a su que Samir était là il est intervenu à plusieurs reprises pour tenter de le sortir. Quand la jeep de l’UNRWA est venue devant la maison, ils ont tiré dessus. La jeep est venue une deuxième fois. Ils lui ont tiré dessus une nouvelle fois. Le directeur de l’UNRWA a pris contact avec un député de la Knesset. Il s’agit de Jamal Zahalka (leader du parti arabe Balad). Il est intervenu auprès de Ehud Barack lui-même. Et il n’a pas eu d’autre réponse de sa part que « Là où il y a l’armée, c’est elle qui décide. » « Samir avait 43 ans. Il est mort exécuté gratuitement. Son frère qui a perdu la main a 40 ans. Samir avait une famille de huit enfants. » A ce moment-là, le père qui nous parle depuis dix minutes s’effondre en larmes. Au moment de se quitter, il nous dit : « Je sais que vous ne pouvez rien faire, mais témoignez de tous les crimes. »
Notre délégation est sous le choc.
Nous parlons entre nous. Nous prenons la mesure de la gravité des propos que nous venons d’entendre. Nous nous organisons un peu car nous n’avions pas pensé que nous allions être parmi les premiers à découvrir en direct l’existence de crimes de guerre.
Le quartier où nous allons est à quatre cents mètres d’où nous sommes. Il est visible depuis les villes frontières d’Israël. Est-ce de Sdérot ou d’une autre ville, je ne sais pas, que l’on regardait à la jumelle, le soir, en famille ou entre amis, les explosions qui se déroulaient ici ? La presse internationale rapporte avoir vue en Israël des regroupements de personnes installées des heures durant comme s’il s’agissait d’un spectacle. Le spectacle de la haine. L’indécence de la disproportion que plus personne ne remarque, sauf celui qui est écrasé sous la botte. Le bonheur des uns peut-il se construire sur le malheur des autres ? Quel type de valeurs peut-il bien y avoir dans le cœur et dans l’esprit de ceux qui pensent que cela est possible. Seuls des tyrans, des exploiteurs, des colons, des voyous, ou des inconscients peuvent penser ainsi. Les Israéliens avaient-ils conscience de ce qui se déroulait de l’autre côté ? Avaient-ils conscience que leurs soldats ne faisaient peur qu’à des civils dépourvus de tous moyens et martyrisaient des enfants ? Bien évidemment rien n’était fait pour les informer de cela. Au contraire, tout l’appareil de propagande était en place pour chauffer les esprits à blanc et faire de toute voix dissonante la voix d’un extrémiste antisémite en puissance. Insupportable. Est-ce cela la lutte contre le terrorisme ? Est-ce cela le but de guerre d’Israël : martyriser les civils pour dire qu’Israël était largement supérieure du point de vue militaire ? Bernard Henry-Lévy, « embedded », c’est-à-dire témoin embarqué et complice dans un véhicule blindé d’une unité d’élite de Tsahal, déclarait dans le Journal du Dimanche que les militaires ne ciblaient que les « terroristes ». Pourtant, il semble maintenant que rien de cela ne soit vrai. BHL a menti. Peu de combattants palestiniens ont été tués. Il apparaît dès lors que l’un des buts de guerre d’Israël était de redresser la crédibilité de la dissuasion militaire israélienne sérieusement entamée en juillet 2006 lors de son échec au Liban. Pour redresser sa crédibilité, sachant que Tsahal ne pouvait pas gagner une véritable guerre dans Gaza, les militaires ont donc manifestement reçu l’ordre de faire exprès des dégâts et des morts civils pour impressionner et laisser une image de très grande supériorité militaire.
Nous parcourons les quatre cents mètres avec le minibus. Nouvel arrêt. Silence de plomb dans le véhicule. Nous n’osons pas croire ce que nous voyons. Un spectacle de désolation. Tout est rasé. Aux pieds de sa maison totalement effondrée, un homme est assis sur un parpaing. Avec quatre pieux de bois, il a constitué un abri de fortune. Il a fait un petit feu. Une autre personne vient le rejoindre. Au dessus des ruines de sa maison, il est allé dresser un drapeau de la Palestine.
Et puis, au hasard de notre rencontre, nous abordons un homme seul qui tourne autour de l’amas de béton que constitue sa maison détruite. L’homme s’appelle Khaled M’hammed Abd Rabo. Il nous parle. L’indicible est dans son regard. « Le 7 janvier, entre 12 heures et 13 heures trois chars israéliens se sont postés dans notre quartier. Ici nos maisons sont à découvert. Israël est proche. Il n’y a pas de Hamas ici. Nous sommes plutôt des communistes. Nous n’avons pas d’armes. Pas dans ce quartier. Un des trois chars est venu prendre position avec son canon juste en face de la porte d’entrée de la maison. Avec le mégaphone ils nous ont hurlé de sortir de la maison. Je vivais là avec ma femme, ma mère qui a soixante ans, et mes trois filles. Nous sommes sortis avec un drapeau blanc que nous avons confectionné avec un bout de tissu. En sortant, au bout d’un petit moment, nous avions en face de nous deux soldats qui étaient assis sur le char avec le canon pointé vers nous. Les deux soldats mangeaient des barres de chocolat et des chips. Ils ne nous ont rien dit. On est resté debout devant la maison comme cela pendant un bon moment. Et puis un troisième soldat est sorti du char avec un fusil mitrailleur et s’est mis à tirer sur les enfants. Ma fille de deux ans a été touchée. Elle gisait par terre avec le ventre ouvert. J’ai essayé de remettre ses entrailles à l’intérieur. Mais ils m’ont ordonné d’arrêter. Ensuite ils ont tiré sur ma deuxième fille de sept ans. Ma femme criait au secours. Elle hurlait partout. Et puis ils ont tiré sur elle à trois reprises. Ils ont tué aussi ma mère. Et enfin sur la troisième fille. Qui n’est pas morte. Son corps s’est comme plié en deux et comme si son dos s’était retrouvé devant. Les deux autres soldats continuaient pendant ce temps-là à manger des chips. Au bout de deux heures et demie, une ambulance du Croissant rouge est venue. Le char a tiré sur elle et est allé l’écraser en lui roulant dessus. A ce moment-là j’ai voulu mourir moi aussi. J’attendais qu’ils me tuent. Je les ai imploré de le faire. Ils m’ont répondu que maintenant je pouvais rester en vie. J’ai pris ma fille blessée et encore en vie dans mes bras. J’ai marché en direction de l’hôpital qui est à deux kilomètres. Un vieil homme sur une carriole tirée par un âne s’est arrêté pour me secourir et m’aider à transporter ma fille. Ils ont tiré sur le type en lui mettant une balle dans la tête. J’ai réussi à aller à l’hôpital. Ma troisième fille a ensuite été emmenée en Belgique. Les médecins ont dit qu’elle sera paralysée à vie. Voilà, moi mes enfants ils les ont abattus. Dites leur que c’est pas le Hamas ici. C’est des communistes. » Khaled nous conduit voir ce qu’il reste de l’ambulance complètement détruite. Des jeunes, venus écouter le témoignage, nous amènent des morceaux de phosphore. Nous ne les avions pas remarqués. En fait le sol est truffé de ces morceaux qui ressemblent à des petites pierres. Ils mettent un de ces morceaux dans une flamme pour nous montrer les qualités incendiaires du phosphore. Un feu très puissant et blanc qui dure plusieurs longues minutes. De quoi mettre le feu partout et tout brûler en un temps record. Des personnes comme Khaled il y en a plusieurs dans cette zone qui ressemble à l’enfer. Une équipe de M6 se trouve là. Nous lui indiquons la présence de Khaled qui vient de nous apporter son témoignage. Le lendemain, j’ai appris que M6 avait donné la parole à Khaled dans les informations du soir. Les journalistes étaient comme nous, saisis d’effroi. Dans ses situations nous ressentons un sentiment d’immense humiliation. On se sent soi-même touché. Notre part d’Humanité est souillée, violée, piétinée. On atteint ce qu’il y a de pire au fond de chaque être humain. Et puis immédiatement c’est le sentiment de colère et de révolte qui prend le dessus. Dans la délégation, quelqu’un a dit : « cela pourrait bien ressembler à Oradour-sur-Gaza. »