Dans le débat public ne circulent pas que des sottises : également des poisons. De toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. On n’a pas assez remarqué la troublante proximité formelle, et la collusion objective, du « ni droite ni gauche » de l’extrême droite et du « dépassement de la droite et de la gauche » (« qui ne veulent plus rien dire ») de l’extrême centre.
Etonnante ironie qui veut qu’on pense identiquement dans le marais et dans le marécage, le second poursuivant son fantasme de réconciliation unanimitaire sous le primat de l’identité nationale éternelle, le premier sous l’égide du cercle de la raison gestionnaire telle qu’elle fait « nécessairement » l’accord général — et il faudra sans doute encore un peu de temps pour que le commentariat médiatique, qui défend avec acharnement cette unanimité-là, prenne conscience de ce qu’il a formellement en commun avec ceux qui défendent l’autre.
Passe alors un premier ministre qui vaticine que « oui, la gauche peut mourir (1) », trahissant visiblement sous la forme d’une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. A plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels : « La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s’occupait d’autre chose ? », déclare Régis Debray au Nouvel Observateur (3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l’autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi.
Il y a de quoi s’étonner en tout cas que « gauche » soit ainsi implicitement rabattu sur « Parti socialiste », parti dont il est maintenant solidement avéré qu’il n’a plus rien que de droite. Et s’il est vrai que ce dernier peut mourir — on pourrait même dire : s’il est souhaitable qu’il meure —, la gauche, elle, est d’une autre étoffe et, partant, d’une autre longévité. Car elle est une idée. Egalité et démocratie vraie, voilà l’idée qu’est la gauche. Et il faut être aveugle, intoxiqué ou bien dépressif pour se laisser aller à croire que cette idée est passée : non seulement elle n’a pas fini de produire ses effets, mais en vérité elle a à peine commencé. Bref, elle est encore entièrement à faire entrer dans la réalité.
Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l’idée qu’elle est à l’époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt.
Que le capital vise l’emprise totale, la chose découle du processus même de l’accumulation, dont la nature est d’être indéfinie. Aucune limite n’entre dans son concept — ce qui signifie que les seules bornes qu’il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l’opposition politique. Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s’opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l’effort de la productivité sans fin. En extension, par l’envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu’ici intouchées, à la manière dont, après l’Asie, l’Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.
Refuser la souveraineté du capital, ne pas le laisser régner
Le capital, à la fois compris comme logique générale et comme groupe social, est une puissance. Or il est d’une puissance de poursuivre indéfiniment son élan affirmatif tant qu’elle ne rencontre pas une puissance plus forte et opposée qui la détermine au contraire — et la tient à la mesure. C’est pourquoi, en l’absence de toute opposition significative, il ne faut pas douter que le capital n’ait autre chose en vue que la mise sous coupe réglée de la société tout entière — soit une tyrannie, douce sans doute, sucrée à la consommation et au divertissement, mais une tyrannie quand même.