Violences policières, violences d’État
Par Christian de Montlibert
Nos sociétés sont violentes, mais pour avoir une mesure un peu plus fidèle de cette violence il faudrait additionner le nombre de crimes et agressions, le nombre de suicides, le nombre de morts et blessés graves de circulation routière, aérienne et maritime, le nombre d’accidentés du travail, le nombre de viols et agressions sexuelles, le nombre de violences conjugales… Pire nos sociétés connaissent sans doute une augmentation de la violence. A plus court terme les assassinats commis à Toulouse, à Montauban, à Paris à Charlie Hebdo, à l’Hyper casher, au Bataclan et dans les rues avoisinantes, a Nice sur la promenade des Anglais, mais aussi les meurtres des policiers, et encore la permanence d’un chômage de masse qui entraine une surmortalité des chômeurs (accidents routiers, suicides, agressions…), l’importance des noyades en Méditerranée que les traités européens et surtout la morale obligent la France à prendre en compte et enfin, bien qu’on n’en parle peu, l’existence des victimes des bombardements de l’aviation française au Moyen Orient dont la France est directement responsable, ont amplifié cette violence. Cette mesure répétée année après année montrerait qu’une fois un taux atteint il ne diminue pas tant que dure l’état de la société qui l’a engendré.
Le seuil de tolérance à une violence considérée, à un moment donné, comme normale ou inévitable a sans doute d’autant plus augmenté que la violence est vite devenue l’objet d’une guerre des médias. Apprécier ou déprécier un mouvement social et les agents qui sont fait par lui et qui le font vivre est essentiel à qui veut légitimer ou délégitimer la violence. L’utilisation du terme « casseur » constitue un exemple parfait de cette pratique : le terme était déjà utilisé en 1979, lors des manifestations contre la fermeture des installations sidérurgiques, pour stigmatiser les pratiques non conventionnelles, non routinières, que des ouvriers utilisaient pour se faire entendre dans une situation où l’Etat refusait la négociation. Il est vrai que l’Etat, les classes dominantes, les détenteurs du pouvoir économique sur les médias expriment souvent leur connivence dans la dépréciation symbolique de ceux qui remettent en cause leurs décisions.
L’origine de la violence est structurelle. La violence des institutions, des décisions politiques, des stratégies économiques en engendrant des inégalités précède et entraine la violence des comportements. On peut affirmer sans risque d’erreurs que cette violence structurelle dépend de l’écart entre les revenus , de l’absence ou du délitement du droit du travail ici et du droit de la personne ailleurs, de l’absence de travail qui défait les liens d’interdépendance fonctionnelle et enfin de l’assignation des individus dans des positions sociales stigmatisées.
A cette violence structurelle crée par les inégalités s’ajoute la violence d’Etat. De la royauté à l’époque moderne, l’Etat, sous ses différentes formes, a toujours engagé des forces armées pour protéger ce qu’il juge être ses intérêts ou les intérêts des groupes sociaux qu’il défend. Il suffit de s’appuyer sur les travaux des historiens pour le savoir (les insurrections paysannes se succédèrent sans interruption en Aquitaine par exemple comme, au XIX e siècle, à Lyon, les révoltes ouvrières); plus prés de nous il suffit de rappeler les rapports de forces lors des manifestations de protestation contre la fermeture des installations sidérurgiques en 1978 ; le nombre de blessés lors de manifestations dont les décès de Malik Oussekine ou celui de Carlo Guliani, lors du G8 de Gênes, ou, plus récemment encore, le décès de Rémi Fraisse lors des manifestations pour empêcher le construction du barrage de Sivens, sont en quelque sorte les points d’acmé qui objectivent douloureusement cette violence d’État.
Reste que, les conditionnements une fois créés, il n’est plus nécessaire de manifester sa force : la menace d’engager la police ou l’armée suffit à décourager l’expression des oppositions. Le maintien de l’ordre qu’assure l’État contribue au développement des sentiments de crainte et de respect à son égard. Plus encore la sortie des crises se fait souvent en édictant un règlement bureaucratique qui contribue à rendre moins visible la pérennité des inégalités structurelles au profit d’une normalisation qui embrigade la contestation dans une opposition « responsable ». Déplacements, sublimations, euphémisations… opérées par « les professionnels du discours » transforme aussi cette violence en violence symbolique d’autant moins perçue comme telle qu’elle structure les catégories de pensée et de sentir de ceux qui devraient la contester. Les manières de pensée et les représentations habituelles des dominés qui, parce qu’elles résultent en grande partie de l’intériorisation de mécanismes de défense inventés pour se protéger des contraintes de la nécessité, sont finalement assez bien adaptées aux exigences de l’ordre social et ainsi, d’une certaine façon, tant que dure la routine bureaucratique, contribuent à la permanence d’une pensée conservatrice.
En somme la bureaucratie d’une part et la violence symbolique d’autre part devraient finir par faire oublier la violence réelle. Mais tout se passe comme si dans « la guerre des classes » comme le disait Durkheim, dans cette suite de coups et de contrecoups – dont la loi El Khomri qui répond aux exigences du FMI, de l’OCDE, de la Commission européenne et des multinationales qui veulent plus de flexibilité et moins de services publics, n’est qu’ un épisode – les classes dominantes cherchaient à reprendre leurs avantages un moment menacé par les améliorations des conditions d’existence obtenues, après des luttes, par les groupes dominés. Tout se passe comme si, ce faisant, elles suscitaient, à leur corps défendant, des résistances à même de délégitimer la violence symbolique et de remettre en cause aussi bien l’adhésion à l’ordre établi que la soumission résignée. Lorsque ces actions déterminées des classes dominées pour empêcher les régressions prennent trop d’ampleur il ne reste plus alors qu’à réinstaller, par la force s’il le faut- ce dont témoigne bien l’histoire – un pouvoir menacé. Les démonstrations des forces policières y contribuent.
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