Texte inédit pour le site de Ballast – Publié le 11 novembre 2014
« Halte à la repentance ! » piaffent-ils en chœur de leurs perchoirs. « Les Français » n’auraient qu’une passion : « la haine de soi » pour mieux expier un passé dont ils ne sont plus fiers. Le siècle dernier fut celui des luttes d’indépendance ; l’affaire, puisqu’entendue, serait donc à classer — à l’heure où Eric Zemmour, jurant à qui veut l’entendre de l’évidence du « rôle positif » de la colonisation, caracole sur les étals des librairies ; à l’heure où Alain Finkielkraut, assurant que les autorités hexagonales ne firent « que du bien aux Africains », est sacré à l’Académie ; à l’heure où l’auteur de Vive l’Algérie française !, nous nommons Robert Ménard, a transformé la ville de Béziers en sujet d’actualité, les « vieilles lunes » n’ont-elles pas encore certaines choses à dire ? L’historien Alain Ruscio remonte le temps pour nous faire entendre ces voix qui, de gauche à droite, appelèrent à la guerre par souci, cela va de soi, de « pacification ». ☰ Par Alain Ruscio
« Quelle drôle façon de civiliser : pour apprendre
aux gens à bien vivre, on commence par les tuer. »
Hô Chi Minh, 1925
Commençons en 1580. Un penseur français, des plus fameux, écrit ces lignes, devenues célèbres, que les plus intransigeants anticolonialistes du XXe siècle n’auraient sans nul doute pas désavouées : « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! […] Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables. » On aura reconnu Michel de Montaigne, l’auteur des Essais. Combien, depuis cette époque et ces lignes, à l’ombre des drapeaux des puissances colonisatrices, d’autres « villes rasées », de « nations exterminées », de « peuples passés au fil de l’épée » ? On pourrait se contenter de cette question, sans crainte d’être contredit, et entrer dans les détails et les descriptions, pour le moins horrible, des fusillades, des razzias, des décapitations, des corvées de bois, des tortures, des viols, de l’utilisation de l’aviation, des armes chimiques, du napalm… On pourrait citer mille auteurs qui protestèrent, de Victor Hugo (« L’armée faite féroce par l’Algérie ») à Anatole France, en passant par Albert Londres, André Gide, Malraux, Aragon, Sartre ou encore François Mauriac… On pourrait, certes. Mais nous resterions dans le comment ; nous devons plutôt tenter de comprendre le pourquoi.
« Cette matrice a un nom : l’idéologie coloniale. La violence n’est pas fortuite, mais nécessaire. Obligatoire. »
Les violences coloniales sont le fruit de la rencontre conflictuelle entre, de la part des hommes « blancs », un esprit de conquête et de suffisance, porté par un racisme, alternativement agressif ou paternaliste (mais qui se voulait en tout état de cause constatation de l’évidence), et, de la part des hommes « de couleur », un refus de cette conquête, puis une résistance, basés sur un sentiment national ou, tout simplement, sur l’instinct de survie. Prenons, pour asseoir cette proposition, la première expédition coloniale de l’ère moderne : la campagne d’Égypte, lancée en mai 1798 et conduite par le général Bonaparte.
Un demi-siècle plus tard, un médecin militaire séjournant en Algérie fit savoir : « La force a été employée, non point cruelle et barbare, mais tacticienne et protectrice. » Puis l’homme, Audouard de son patronyme, de poursuivre : « On est conduit bien souvent à corriger des inhumains en leur faisant éprouver les rigueurs de l’inhumanité même2. » Une formule qui pourrait figurer au fronton de toutes les expéditions coloniales. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : nous ne sommes pas ici dans une absence de logique, dans un paradoxe qui pourrait presque prêter, a posteriori, à sourire, mais dans la matrice même de l’esprit de la conquête puis de la pacification. Cette matrice a un nom : l’idéologie coloniale. La violence n’est pas fortuite, mais nécessaire. Obligatoire. Les propos avancés par de Menou de Boussay sont emblématiques en ce qu’ils mettent en évidence le lien logique qui existe entre ledit esprit et la violence qu’il induit : 1/ Nous vous libérons (« J’ai reçu l’ordre […] de vous rendre heureux »), 2/ Mais si vous refusez, nous vous tuons (« S’il vous arrivait […] de vous élever contre nous, notre vengeance serait terrible »).
L’idéologie coloniale se structure sur une notion clé : la hiérarchie. Celle, plus précisément, des « races », des cultures, des civilisations et des hommes. Sans cela, l’expansion impériale n’eût pu être possible. Sans la certitude que la « race blanche » possédait, dans tous les domaines de l’existence, une supériorité absolue. L’ouvrage phare du comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, qui prétendait expliquer l’histoire des peuples et des civilisations, date de 1853 — soit quelques années après l’achèvement de la conquête de l’Algérie et à l’orée des autres grandes conquêtes. Cette idéologie est manichéenne, binaire : nous (= notre « race », notre culture, notre civilisation — d’ailleurs la seule qui soit) représentons le degré supérieur d’évolution de l’Humanité, tandis que les autres (en particulier les « races de couleur ») sont incapables de s’élever par elles-mêmes jusqu’à nos conceptions. Nous devons dès lors les « élever », autant que faire se pourra, jusqu’à un certain degré de civilisation.
« Nous sommes chargés (soit par l’évolution, soit par la Providence) de porter nos valeurs bien au-delà de nos frontières. »
Ce nous procède d’une généalogie double : nous sommes, d’une part, porteurs des valeurs de libération inhérentes à la République et aux Lumières, et, d’autre part, les représentants de la vraie religion, celle du Christ. Ces deux conceptions, a priori en opposition, s’avèrent souvent complémentaires aux colonies — on se souvient du mot de Léon Gambetta, président du Conseil sous la Troisième République : « L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. » Nous sommes chargés (soit par l’évolution, soit par la Providence) de porter nos valeurs bien au-delà de nos frontières. Nous avons une mission sur terre — un autre mot-clé. Il ne s’agit pas d’un choix ni d’une hypothèse à envisager parmi d’autres : l’homme blanc ne peut pas faire autrement qu’exporter ses valeurs, puis veiller, naturellement, à leur respect. C’est le fameux « fardeau de l’homme blanc » énoncé par Rudyard Kipling dans un poème publié en 1899. Si l’écrivain était britannique, ce caractère fut particulièrement marqué en France.
Hommes politiques, intellectuels et hommes de terrain eurent la certitude sincère d’être les détenteurs de la Raison — majuscule ! — et possédaient de ce fait la tâche historique d’en faire profiter les autres nations, pays, « races », etc. Prenons quelques exemples. Un poète, aujourd’hui oublié, qui eut jadis son heure de gloire : « Toutesfois l’Immortel voulut que nostre race / De ce vaste Univers couvrist toute la face3 » (Du Bartas, « Les Colonies », 1584). Une chanson enthousiaste, signée Salle en pleine apogée révolutionnaire, dédiée au légendaire bonnet phrygien. Les couplets se suivent et, à chaque étape, dans le monde entier, ce dernier libère un à un les pays… Voyons celui qui est consacré aux pays musulmans : « L’esclave, enfant de Mahomet / Libre en recevant ce bonnet / Va frapper ses despotes / Déjà sous les yeux du Sultan / Il bénit le nouveau turban / Des Français sans-culottes4 » Près de quatre décennies plus tard, le lieutenant-général Louis de Bourmont proclamait à Toulon, à la veille d’appareiller pour Alger : « La cause de la France est celle de l’humanité. Montrez-vous digne de votre belle mission5. » Tout est dit en deux phrases et en trois mots : France = humanité, donc mission. On pourrait de toute évidence multiplier à l’envi ce type de citations.
D’aucuns s’en étonnèrent : ces Français, qui pensaient arriver en libérateurs, furent le plus souvent accueillis à coups de fusils, de pierres ou de flèches ! La résistance fut obstinée : il fallut dix-sept années pour mettre au pas l’Algérie, jusqu’à la reddition d’Abd el-Kader en 1847 ; il fallut un demi-siècle pour s’emparer de l’Indochine, avec la mort, en 1913, du leader nationaliste De Tham. Quelle conclusion fallait-il en tirer ? L’ingratitude des populations conquises, sans doute… Puis, la conquête achevée, la pacification assurée, la France coloniale, imprégnée dans toutes ses fibres de sa mission, est persuadée qu’elle est en train de réussir. Elle roule des mécaniques, fière de son bilan. Les « masses indigènes » lui sont reconnaissantes : elles profitent de la « paix française », qu’elles peuvent comparer aux misères et aux injustices qu’elles enduraient par le passé. Si, malgré tout, mouvements de protestation il y a, ils sont provoqués par des « meneurs » manipulés par « l’étranger », trouvant quelque intérêt inavouable à menacer l’harmonie qui règne désormais dans les territoires pacifiés.
« Le colonisateur est le chirurgien qui va se charger d’extirper la gangrène. Quitte à, en chemin, couper çà et là quelques membres… »
Ces fauteurs de troubles ne représentent, par définition, qu’une infime minorité. Pour les tenants du système colonial, le doute n’est pas permis : les populations nous sont fidèles, il ne peut y avoir, pour récuser notre présence, que des minorités qui ne représentent qu’elles-mêmes. Ainsi, lors des grandes révoltes paysannes du centre Viêtnam de 1931, le ministre Paul Reynaud évoqua « quelques centaines ou quelques milliers de révoltés6 ». Au début de la guerre d’Indochine, le député Marius Moutet glosa, dans la Revue de l’Union française : « Une minorité entreprenante, audacieuse, téméraire, fanatique, s’est donné figure de représenter l’unanimité du peuple annamite7 ». Même son de cloche au Nord de l’Afrique : lors de la déposition du Sultan du Maroc, Eugène Guernier — porte-parole du Parti colonial, historien, professeur à Sciences-Po et membre de l’Académie des sciences d’Outre-mer — affirma pour sa part : « Plus de 85 % de la population du Maroc sont à nos côtés contre un sultan qui a failli à sa parole. » Et François Mitterrand de renchérir, à l’Assemblé nationale, lorsqu’éclate en Algérie une guerre qui ne dit pas son nom : « Tandis que quelques fanatiques multipliaient les attentats, un immense peuple de huit à neuf millions d’hommes se refuse à s’y associer et parfois, au contraire, s’élève contre eux. » Le maire d’Alger, par ailleurs secrétaire d’État à la Guerre, entérina, sûr de ses chiffres : « 99 % de la population algérienne réprouvent les récents troubles8. »
Ce « 99 % » est en tout point éloquent. Les organismes sont fondamentalement sains (autrement dit : fidèles à la métropole) mais ils sont attaqués par une maladie qui risque de les emporter. On songe à la conférence qui inaugure le film Z, réalisé par Costa-Gavras : le général, interprété par Pierre Dux, assimile la gauche grecque à un « mildiou idéologique » — c’est-à-dire une maladie fongique, causée par un parasite, qui provoque flétrissure et moisissure. Le colonisateur est le chirurgien qui va se charger d’extirper la gangrène. Quitte à, en chemin, couper çà et là quelques membres…
Mais qui sont donc, aux yeux des autorités, ces minoritaires enragés et mus par le seul désir de provoquer le chaos ? La lie de la population, les anciennes couches dirigeantes, les « races » ou les « ethnies » malsaines ou encore les éléments révolutionnaires, ennemis par nature de la « paix française » (et parfois d’ailleurs tout cela à la fois…). La lie ? Les expressions fusent pour désigner les prétendus délinquants, les bandes de pavillons noirs du Tonkin et autres coupeurs de route (les fameux fellaghas) d’Algérie… Les anciennes couches dirigeantes ? Les caïds d’Algérie, les mandarins d’Indochine, les rois nègres d’Afrique subsaharienne… Les « races » et les ethnies « mauvaises » ? Les Hovas de Madagascar, les Khroumirs de Tunisie, les « Tonkinois » d’Indochine, les Arabes du Maghreb, toutes opposées aux « bonnes races » : les Berbères du Maghreb, les Cambodgiens d’Indochine, etc. Une certaine ethnographie coloniale a toujours été utilisée, parfois — mais pas toujours — au corps défendant des spécialistes, comme une arme de division massive… Les éléments révolutionnaires ? Il n’est guère besoin d’insister : tous les mouvements insurrectionnels du xxe siècle, sans exception, ont été taxés de « communistes » — même lorsqu’ils étaient déclenchés au nom de la fidélité à un sultan présenté, par ailleurs, comme moyenâgeux (au Maroc : Mohammed ben Youssef), à un leader charismatique plutôt pro-occidental (en Tunisie : Bourguiba), même lorsqu’il se réclamait d’une nation arabe et musulmane (en Algérie, le FLN), même lorsqu’il s’agissait de rivaux des communistes (au Viêt Nam, le VNQDD)…
« Le colon met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la minorité agissante). »
La répression n’est donc pas une manifestation de brutalité à l’encontre d’un peuple mais un acte d’autodéfense contre des éléments malsains, le rebut (politique et social) de la population. Tout — c’est-à-dire la violence — est permis pour isoler les germes menaçants. Parlant ainsi, le colonisateur construit lui-même le piège dans lequel il va s’enfermer : il met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la minorité agissante). Pourtant, la réalité se montra rétive : les organismes gangrenés que le chirurgien venu d’Occident voulait amputer semblaient aimer leur maladie et préférer leur gangrène indigène à la santé étrangère.
Un des grands intellectuels des années 1920, Lucien Lévy-Bruhl, se fendit d’un ouvrage qui va quintessencier cet esprit (son titre, La mentalité primitive, est déjà un programme). Lévy-Bruhl partait d’un constat : « Les sociétés primitives, en général, se montrent hostiles à tout ce qui vient du dehors. » Si les peuples conquis ont l’inconscience ou le culot de ne pas apprécier notre bienfaitrice présence, voire s’ils se révoltent au nom de fumeux et incertains principes nationalistes, ne font-ils pas la preuve qu’ils sont barbares ? Donc : « Il faut que les changements, même si ce sont incontestablement des progrès, leur soient imposés. » Mais les indigènes résistent… « De là, chez les primitifs, des signes de crainte et de défiance que les Blancs interprètent souvent comme de l’hostilité, puis du sang versé, des représailles, et parfois l’extermination du groupe. » Rappelons-nous le général Menou, en 1800 : « J’ai reçu l’ordre […] de vous rendre heureux » mais si vous refusez « notre vengeance serait terrible ». Un siècle plus plus tard, Lévy Bruhl, qui n’était ni un militaire ivre de sang, ni un pré-fasciste (l’homme, membre de la Ligue des droits de l’homme et partisan de la SFIO, écrivit un temps dans L’Humanité, avant 1914), ne dit rien d’autre : « sang versé », « représailles », avant d’employer le mot suprême : « extermination » !
Or rien ne s’est passé comme le voulaient les théoriciens de l’expansion coloniale. Il y eut des oppositions, des résistances. Nul besoin, pour les expliquer, de « meneurs » venus « de l’étranger ». Car, contrairement aux tableaux idylliques de l’époque sur la mise en valeur (que l’on se reporte aux travaux d’Albert Sarraut) de l’Empire au bénéfice de tous, qu’a signifié l’arrivée des Européens pour les colonisés ? D’abord, la perte de leurs terres. Pour ces sociétés alors rurales, partout, à plus de 90 %, c’était évidemment là l’essentiel. Puis le travail, plus ou moins forcé, sur ces mêmes terres. Une mise en valeur faite certes selon des schémas imaginés à Paris, par des cerveaux français, mais appliquée par des bras — et, souvent de la sueur et du sang — des « indigènes », au profit, finalement, des colons et de la métropole. Une fiscalité galopante : il fallait bien que ces travaux fussent financés. Il ne le furent, dans leur masse, ni par les impôts des métropolitains, ni par ceux des colons. Enfin, la subordination au quotidien aux nouveaux maîtres, avec le lot de vexations (le vocabulaire de l’époque est d’une violence raciste que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui) et de « petites » brutalités que mille témoignages rapportent.
« Rien ne s’est passé comme le voulaient les théoriciens de l’expansion coloniale. Il y eut des oppositions, des résistances. »
Dans ces conditions, nul besoin d’imaginer des meneurs greffés artificiellement sur des sociétés calmes et sereines pour comprendre l’agitation. Meneurs, certes, il y eut, du De Tham à Hô Chi Minh en Indochine, d’Abd el-Kader à Messali Hadj en Algérie, d’Abd el Krim à Ben Barka au Maroc, mais ils furent des révélateurs. Car le pire était que ces soit-disant minoritaires, malgré les ablations successives, réapparaissaient et… devenaient de plus en plus nombreux. Tout le mécanisme qui allait entraîner la violence de masse était en place : si, comme l’affirmait Jacques Chevallier, 99 % des Algériens étaient avec nous, il suffisait d’éliminer 1 %… mais ces 99 % se transformaient, avec l’emprise croissante du FLN sur les populations, en 90 %… Éliminons donc 10 %… etc., etc. Et, s’il s’avérait qu’ils étaient plus nombreux encore, l’extermination de pans entiers de la société colonisée fut, sinon une réalité toujours et partout, du moins une réalité bornée dans l’espace et située dans le temps. Autrement dit : la colonisation ne fut pas une extermination par nature, mais il y eut bel et bien des exterminations.
Cette période, on l’a vu, avait théorisé l’inégalité des races. De la proclamation de cette inégalité à la négation de l’humanité des Noirs, des Jaunes ou des « basanés », il n’y avait qu’un pas. De cette négation à leur suppression, ensuite, un autre pas, vite franchi. Les récits de l’ère des conquêtes, de celle des diverses pacifications, puis des guerres de décolonisation, d’Indochine au Cameroun en passant par l’Algérie, fourmillent de terribles anecdotes sur des exactions commises par des braves petits soldats de France qui, certes, en d’autres circonstances, n’auraient pas fait de mal à une mouche… Pas à une mouche, non ; mais à un bicot, un nègre, un canaque ou un niaquoué… Ils étaient couverts, encouragés, justifiés, par leurs gouvernants et par leurs chefs militaires. François Guizot ne déclarait-il pas, à la Chambre des députés, le 10 juin 1846 : « N’oubliez jamais que quand on a affaire avec des peuples à demi sauvages, avec des populations accoutumées à la dévastation, au meurtre, à se faire la guerre entre elles d’une manière cruelle, n’oubliez jamais qu’on est obligé, pour se défendre, d’employer des moyens plus vicieux, et quelquefois plus durs que ne le voudrait le sentiment naturel des hommes qui commandent nos soldats » ?
L’inhumanité, de l’aveu même de ceux qui décidèrent, entreprirent ou justifièrent les conquêtes coloniales, était donc consubstantielle au système. S’il fallait une vérification expérimentale de cette affirmation, on la trouverait dans la décolonisation tragique, à la française : de 1945 à 1962, et même aux années 1970, si l’on prend en compte l’extermination des derniers maquis de l’UPC au Cameroun, l’oligarchie française a guerroyé contre des mouvements de libération nationale qu’elle s’obstinait à prétendre minoritaires.
« Le colonialisme était-il réformable ? »
Le colonialisme était-il réformable ? Né dans la violence, pouvait-il s’amender et s’autodétruire pacifiquement ? C’est une question spécieuse pour un historien : il lui suffit de constater que cela ne s’est pas passé ainsi. Pourtant il y eut, du temps même des guerres de décolonisation, des hommes qui répondirent à cette question : nous emprunterons sa conclusion à Sartre, lors de sa célèbre conférence de 1956 : « Le colonialisme est un système9 ». Répondant à une question posée par un interlocuteur fictif, qu’il nomme un « réaliste au cœur tendre qui proposait des réformes » (et on ne peut que penser que Sartre visait Albert Camus), réformes qualifiées de « mystification néo-colonialiste », il ironisait : « Les néo-colonialistes pensent qu’il y a de bons colons et des colons très méchants. C’est par la faute de ceux-ci que la situation des colonies s’est dégradée ». Non, disait Sartre, il n’y a pas de « bons colons » qui pourraient racheter les fautes et les crimes des « méchants », il y a des colons tout court qui, tels les bourgeois de Marx, ont créé leurs propres fossoyeurs : « Les colons ont formé eux-mêmes leurs adversaires ; ils ont montré aux hésitants qu’aucune solution n’était possible en dehors d’une solution de force. L’unique bienfait du colonialisme, c’est qu’il doit se montrer intransigeant pour durer et qu’il prépare sa perte par son intransigeance ». Même si ce n’est plus à la mode, je me range pour ma part à cette conclusion de Sartre.
NOTES
1. Dans Kléber et Menou en Egypte depuis le départ de Bonaparte (août 1799-septembre 1801), Paris, Société d’histoire contemporaine, F. Rousseau, Ed. Picard & fils, 1900 (Gallica).
2. Un moyen d’assurer la conquête de l’Algérie auquel on n’a pas encore pensé, Brochure, Paris, Imprimerie d’Édouard Bautruche (Gallica).
3. Dans La Seconde Semaine, cité par Yvonne Bellenger, « Sur “Les Colonies“ de Du Bartas », dans Michel Balard (dir.), État et colonisation au Moyen-Age, Lyon, Ed. La Manufacture, 1989.
4. Cité par Ginette & Georges Marty, Dictionnaire des chansons de la Révolution, Paris, Tallandier, 1988.
5. Cité par le colonel-marquis de Bartillat, Coup d’œil sur la campagne d’Afrique en 1830 et sur les négociations qui l’ont précédée, avec les pièces officielles dont la moitié était inédite, Paris, chez Delaunay & Dentu, Libraires au Palais-Royal, juin 1831 (ouvrage paru sans nom d’auteur. Le même Bartillat publiera en 1832, sous son nom, une Relation de la campagne d’Afrique).
6. Le Temps, 18 novembre 1931.
7. « Résister, et aussi retrouver la voie qui, par l’accord, mène à la paix », Revue de l’Union française, mai 19471.
8. Cité par Zahir Ihaddaden, « La désinformation pendant la guerre d’Algérie », dans Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Ed. Complexe, 2001.
9. Discours, Paris, Salle Wagram, 27 janvier 1956, repris sous le titre « Le colonialisme est un système », Les Temps Modernes, mars-avril, in Situations, Vol. V, Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, NRF, 1964.
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