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Chacune des périodes de l’histoire humaine a fait la part belle à l’une des trois formes d’économie : économie de marché, économie de prélèvement et de redistribution et, enfin, économie non monétaire et de don. A l’heure de la crise, n’est-il pas temps de réhabiliter cette dernière
Les hommes, êtres biologiquement fragiles, incapables de survivre seuls dans la nature, ont inventé au cours de leur histoire trois forces de cohésion sociale pour survivre à plusieurs, échanger et faire société : l’économie de marché ; l’économie de prélèvement et de redistribution effectuée par un centre ou pouvoir de délégation, religieux, guerrier ou politique - l’Etat, dans nos sociétés industrialisées ; l’économie non monétaire de don et de réciprocité dont les fondements et la cohérence ont été étudiés par des anthropologues de renom, de Marcel Mauss à Claude Lévi-Strauss en passant par Karl Polanyi.
Chacune des grandes périodes de l’histoire humaine a fait la part belle à l’une de ces trois formes d’économie, sans pour autant avoir complètement éliminé les autres. L’apogée de chacune de ces formes d’échange semble correspondre à celle d’une histoire collective particulière que les hommes se racontent entre eux : « Une manière de voir le monde et de se voir comme acteur de ce monde. »
A l’ère de la mondialisation, politiques et « experts » - avec certes des points de vue différents - se concentrent sur la meilleure combinaison à trouver à tous les niveaux d’organisation entre les logiques du marché et celles de l’Etat nécessaires au bon fonctionnement d’une société dominée par les services. Mais rares sont ceux qui évoquent l’existence d’une troisième logique de cohésion. Compenser les inégalités du marché par les forces de redistribution élargissant le nombre des consommateurs solvables ne semble pas aller de soi, alors parler d’une économie non monétaire, dominée par une logique de don, comme une troisième logique combinatoire aux deux autres... Pis, essayer de comprendre le principe de cohérence d’une économie de don apparaît à certains comme un reniement de l’œuvre civilisatrice des missionnaires de Dieu, relayés par les missionnaires du développement. Une régression aux temps archaïques des « bons sauvages » d’avant l’ère chrétienne !
Pourtant désemparés par une mutation de notre société qui provoque une quadruple crise - du contenu donné au travail, du lien social, du sens, et de la durée (le temps éphémère nous échappe et nous condamne à l’urgence) -, nous avons relégué cet héritage résiduel à la sphère étroite de la famille, voire à la seule relation parent-enfant.
Parce que l’échange de don est par nature ambivalent, nous en avons retenu le versant négatif. En allemand, le même mot désigne à la fois le don et le poison. Tout un courant sociologique, relayé par la psychanalyse, n’a eu de cesse de nier l’existence du don, qui ne serait que l’expression d’un intérêt caché et calculateur, conscient ou inconscient, inavoué ou inavouable. La religion a transformé le don en charité pour gagner son paradis, car Dieu seul, au-delà des pécheurs, est capable d’actes gratuits.
Pourtant, l’échange, motivé par le don, est tout autre. Si, en langue kanak, le même mot désigne le don, la dette, et la vie, c’est que la « valeur de lien » de l’échange est considérée comme plus importante que son contenu matériel ou son résultat mesurable ; dans le don, je ne rends pas au donateur, mais je donne à mon tour à un tiers. Le don circule ainsi au sein d’une chaîne qui, comme la chaîne de la vie, ne doit jamais être rompue. Car avec la chose donnée circule ce que Marcel Mauss appelle le « hau » ou l’esprit du don. Dans le don, une dette circule, et c’est cette dette qui donne le sentiment d’appartenir à une même communauté ou une fratrie. Dans les îles Trobriand de la Nouvelle-Guinée, où chaque habitant était supposé avoir deux cents amis, des cadeaux circulaient d’île en île, sans la moindre comptabilité, et, explique Karl Polanyi (1), le bouclage de cette chaîne d’échanges de cadeaux pouvait mettre dix ans pour revenir à son point de départ. Ainsi que l’exprime Godebout dans L’Esprit du don c’est un mouvement de l’âme, un élan vers l’autre, pour lui faire plaisir, un pari sur un retour improbable, un défi à la raison.
Nous voilà à travers cet échange de type asymétrique qui intègre la notion d’incertitude (et donc de vie), bien loin de la notion de « contrat donnant-donnant » (symétrique), qui domine l’échange de marché ou d’Etat. Au regard des systèmes clos (Etat-marché) en quête désespérée d’équilibre, le système d’économie du don se présente comme un système ouvert, de déséquilibre compensé par l’émergence d’un lien. C’est l’introduction, dans le débat des libéraux et des marxistes obnubilés par l’opposition binaire « valeur d’échange-valeur d’usage », d’une tierce dimension : la « valeur de lien ». Aussi la récente expansion des services de personne à personne visant une démultiplication des savoir-faire et des savoir-être est-elle parfois appelée économie cognitive ou économie de la reconnaissance (2).
« Du temps aux hommes pour s’apprivoiser »
Alors que l’échange de marché relie de manière de plus en plus instantanée des marchandises dans un espace de plus en plus éloigné, en niant (anonymisant) la valeur de lien ou la part de l’humain, l’échange de don est une relation de personne à personne nécessitant une proximité et s’inscrivant dans la durée. Le renard du Petit Prince ne nous dit-il pas qu’il faut « du temps aux hommes pour s’apprivoiser » et que, de plus en plus pressés, ils « n’ont plus de temps, car ils achètent des choses toutes faites chez le marchand » ?
Le temps libéré par les machines et les robots prend l’allure d’un cauchemar : un temps libre subi et non reconnu pour les uns (chômeurs), un temps vide de l’ennui pour ceux (drogués ?) qui dans leur vie n’ont fait que travailler. Cette fuite éperdue dans la vitesse pour tenter de saisir un temps qui nous échappe et nous réfugier dans l’urgence prend l’allure d’un désastre : le désastre de l’instant. « Cette société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail ne saurait-elle plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ? », disait déjà Hannah Arendt en 1958.
Ce temps libre pourrait devenir une opportunité si nous savions, individuellement et collectivement, inventer de nouvelles formes sociales où chacun, à des degrés divers, suivant les moments de sa vie, puisse participer de ces trois formes de cohésion sociale. Comment, alors, créer des conditions favorables à la résurgence d’une dynamique de don qui irrigue la société entière plutôt que d’être confinée à un espace de bonne conscience appelé charité ?
En négociant avec son employeur un passage à mi-temps pour deux ans, Anne-Marie, à Romans (Isère), a réalisé un rucher école pour enfants ; Guillaume, technicien à Rhône-Poulenc, a aménagé sa péniche pour recevoir des enfants de banlieue ; Jacqueline a permis à des enfants condamnés par la maladie, dans des hôpitaux, de réaliser leur rêve ; Françoise, assistante sociale à Grigny, a monté un jardin collectif ; etc.
Tous ces projets de « temps choisi », à dominante d’économie non monétaire de don, ont été possibles parce que, avec une équipe d’amis, nous avions mis deux ans à convaincre les institutions (région et directions du travail) de verser un chèque de « temps choisi » de 3 500 francs net par mois à ces volontaires, pour le partage du travail à mi-temps et le temps choisi. Ainsi dix chômeurs, embauchés en compensation, ont-ils retrouvé confiance en eux-mêmes. L’argent passif de l’allocation-chômage devenait ainsi actif, pour ouvrir un champ d’activité nouvelle de temps choisi, d’expression d’économie du don, dans son réseau ou son territoire de proximité.
A l’instar des institutions obnubilées par l’insertion (insérer dans quoi ?), on peut interpréter aussi la multiplication des réseaux réciproques d’échange de savoirs et, plus récemment, des systèmes d’échange locaux (SEL) comme une tentative d’explorer, de raviver, cette troisième forme d’échange à dominante de lien, complémentaire aux deux autres. Après trois ans de fonctionnement de notre SEL regroupant 250 personnes de tous horizons professionnels, et, pour une bonne moitié, exclues du travail, l’on constate que 90 % des échanges effectués, les plus divers, auraient été impossibles dans le cadre strict du marché.
Quand la confiance est une valeur quotidiennement cultivée tel un bien commun et que le temps est partiellement réapproprié, le lien stimule l’échange, et l’échange en retour stimule le lien. Au Japon, 270 000 yichikris (associations autonomes de l’Etat et indépendantes) rassemblant chacune de 180 à 400 foyers fonctionnent avec une logique d’entraide, de convivialité mutualiste proche des SEL et font pression pour protéger la qualité de l’environnement ; ce qui est possible au pays du Soleil-Levant serait-il impossible au pays de Descartes ?
En détournant une petite partie de notre tension sociale occupée à gagner quelques points dans la division internationale du travail, ne pourrions-nous pas, au prix de quelques innovations culturelles et d’organisation, accomplir notre idée inachevée de la démocratie ?
En combinant mieux le marché, l’Etat, et l’économie non monétaire de don, peut-être trouverions-nous quelques recettes pour un nouvel art de vivre ensemble. Peut-être pourrait-on un jour ne plus vous demander ce que vous faites dans la vie, mais ce que vous faites de votre vie.
François Plassard
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