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mardi 19 septembre 2017
Au cœur des emballements médiatiques au sujet du revenu universel qui ont accompagné la campagne électorale française de 2017 ou qui reviennent de façon récurrente dans certains milieux alternatifs, il y a la question du travail. [1] D’autre part, les craintes exprimées face aux réformes du Code du travail sont d’autant plus vives qu’apparaît nettement le projet libéral de s’attaquer pas seulement à ce Code, mais au travail lui-même. Dans tous les cas, les explications avancées pour justifier tel ou tel projet sont principalement fondées sur l’idée que le travail aurait perdu sa « centralité », voire qu’il n’aurait jamais eu la centralité que certains lui prêtent, et que les droits qui l’entouraient seraient devenus obsolètes. Il ne manque pas de grandes figures de la philosophie politique pour servir de référence à la perte de la centralité du travail, certaines étant même considérées comme des icônes de la pensée critique contemporaine, notamment Arendt, Gorz ou Foucault. Pourtant, si l’on regarde du côté de Marx, premier critique de l’aliénation du travail tout en assumant une part de l’héritage hégélien au sujet du travail comme « essence » de l’homme, ou bien du côté des psycho-sociologues actuels de la souffrance au travail comme Dejours, on redécouvre l’importance du concept de centralité du travail. Dès lors, la négation du concept ne serait que le paravent de la négation du fait même, le travail. Et nier le travail serait une énième occasion d’enterrer son rapport conflictuel au capital.
Sommaire
La première interrogation porte sur le fait de savoir de quel travail il s’agit. S’agit-il du travail salarié employé et exploité par le capitalisme, c’est-à-dire de la force de travail prolétaire ? Ou bien du travail en tant qu’activité humaine destinée à satisfaire des besoins ? Du moyen par lequel l’homme entre en relation avec la nature, soit pour en prendre possession, soit pour s’insérer dans un métabolisme avec elle ? En d’autres termes, le travail est-il une catégorie historique ou anthropologique selon qu’on regarde les formes qu’il revêt dans l’espace et dans le temps ou qu’on le relie à la condition humaine de produire les moyens d’existence ? On se doute que les réponses à ces questions ne sont pas univoques ; aussi l’hypothèse qui sera étudiée ici est que c’est parce que le travail est vivant qu’il est et reste central.
Pour réfléchir à cette hypothèse, il conviendra de définir le travail vivant, et ensuite d’analyser quelles sont les implications de sa centralité, tant sur le plan théorique que méthodologique. Le cheminement nous mènera de la critique de l’économie politique à l’anthropologie.
1. Qu’est-ce que le travail vivant ?
Le travail vivant peut être défini sur le plan philosophique et sur le plan psycho-sociologique. À première vue contradictoires, les différentes définitions ne sont peut-être pas irréconciliables.
Philosophie du travail vivant
En héritant de l’économie politique de Smith et de Ricardo, Marx trouve dans celle-ci la distinction établie par Ricardo entre le travail indirect contenu dans les moyens de production et le travail direct de transformation de la matière. S’il ne s’agissait que d’exprimer une mesure économique, par exemple en temps de travail nécessaire à la production, Marx n’aurait fait que substituer sa distinction entre travail mort et travail vivant à celle de Ricardo, toutes deux dans ce cas équivalentes. Mais s’il prend la précaution d’effectuer cette substitution sémantique, c’est qu’il entend déplacer le problème. Au niveau économique, il indique que le travail est vivant par le fait que c’est lui qui, d’une part, est acte de création d’un nouvel objet matériel ou immatériel, et, d’autre part, est à l’origine d’une valeur ajoutée. Et, au niveau philosophique, le travail est vivant selon Marx parce que c’est par lui que l’homme se construit lui-même. Le travail est donc « vivant » parce qu’il est vital dans un double sens : vital pour produire les conditions concrètes d’existence, vital pour se produire soi-même au sein d’un collectif social et culturel.
On peut considérer que cette idée de « vitalité » est continue dans la pensée de Marx. Dans L’idéologie allemande, il écrit avec Engels : « Eux-mêmes [les hommes] commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence : ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. » [2] Et, dans Le Capital, « le travail est de prime abord un acte (ein Prozeß) qui se passe entre l’homme et la nature, un acte dans lequel l’homme harmonise (vermittelt), règle et contrôle par sa propre action ses échanges organiques (Stoffwechsel) avec la nature » [3]. À n’en pas douter, Marx adopte ici une conception anthropologique du travail, qu’il confirmera à maintes reprises en distinguant le procès de travail en général (c’est de celui-ci qu’il s’agit ici) et le procès de travail capitaliste. Ainsi, le travail vivant permet le mouvement de la vie et ne peut être réduit à un simple acte de valorisation du capital. « Le processus de travail tel que nous venons de l’analyser dans ses moments simples et abstraits – l’activité qui a pour but la production de valeurs d’usage, l’appropriation des objets extérieurs aux besoins –, est la condition générale des échanges matériels entre l’homme et de la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. » [4] Si ce processus est une condition sine qua non de la reproduction sociale, c’est-à-dire de la perpétuation de la vie de la société, on comprend que, plus tard, Karl Polanyi soulignera le risque pour la société si le travail, la terre et la monnaie se transformaient en pures marchandises. [5]
Mais, immédiatement, surgit une deuxième dimension inscrite dans la distinction de Marx : s’il y a un procès de travail capitaliste, c’est que le travail doit aussi être replacé au sein de la division du travail et des rapports sociaux dans lesquels il est mis en forme et organisé. Il y a donc chez Marx une dualité : le travail comme dimension anthropologique et le travail comme construit social et historique. Et c’est parce que le capitalisme tend à faire du travail une donnée homogénéisée, indifférenciée, abstraite, que l’on peut être conduit à ne plus voir en lui qu’un concept historique lié au capitalisme. En ce dernier sens, le travail est inséparable des rapports de domination en vue de réaliser le procès de valorisation du capital, cette « chose morte », ce « travail mort ». De là vient la nécessité pour Marx de forger le concept de force de travail – absent chez les classiques Smith et Ricardo – pour désigner la mise en œuvre par le capital du travail vivant : « Sous ce nom [puissance de travail ou force de travail] il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles. » [6]
Pour rendre compte de la complexité de la question du travail au sein du capitalisme, Marx montre qu’on ne peut dissocier la domination par le travail et au travail. [7] La première correspond au processus de reproduction du rapport social qui conduit à une prolétarisation croissante des travailleurs (de plus en plus nombreux à être dépossédés des moyens de travail, ils sont obligés de devenir salariés en vendant leur force de travail). La seconde forme de domination concerne selon Marx le passage historique d’une domination du travail (celui des tisserands à domicile soumis à une relation de pouvoir) à une domination dans le travail (dans la grande manufacture où le processus de travail lui-même est entièrement refondu pour accélérer la production de plus-value). [8] Dans le capitalisme, la domination du travail par le capital correspond à ce que Marx désigne par « subsomption formelle », celle dans le travail correspond à la « subsomption réelle ». Emmanuel Renault en conclut qu’« il est donc vain de se demander si Marx doit être considéré comme un critique de la domination au travail ou comme un critique de la domination par le travail, car il établit que ces deux questions sont indissociables ». Si cela est exact, et nous partageons cette analyse, il ne sera plus nécessaire de choisir entre libérer le travail et se libérer du travail. C’est aussi la raison pour laquelle Michel Henry soutient que Marx pense l’aliénation comme un processus de « dévitalisation » du travail vivant. [9]
On peut alors commencer à reformuler la question de l’historicité ou non du travail. Au-delà de la spécificité des formes de mise en œuvre de la force de travail dans le capitalisme, Jean-Philippe Deranty retient l’hypothèse que nous retrouverons plus loin : « Même si, effectivement, le travail “pur et simple” est un produit du capitalisme, cela ne signifie pas que d’autres époques et d’autres sociétés ne travaillaient pas, ou que le travail n’était pas déjà un vecteur décisif de développement individuel et de structuration de la vie sociale. Simplement, il ne figurait peut-être pas comme tel dans les représentations de soi des individus et des sociétés. » [10]
Psycho-sociologie du travail vivant
Il est une seconde approche possible pour définir le travail vivant. C’est celle de la psychodynamique du travail qui pose que « le travail, en tant que travail vivant, est le terme qui conceptualise le lien entre la subjectivité, la politique et la culture » [11]. Elle s’est développée à partir notamment des analyses des souffrances au travail imposées par le nouveau management néolibéral. En particulier, Christophe Dejours a proposé une synthèse entre les recherches sur la base de la psychanalyse et celles sur la psychodynamique du travail : « C’est très tardivement qu’il a été possible d’établir la cohérence entre les deux champs : quand le paradoxe de la double centralité a pu être résolu. Par paradoxe de la double centralité, on désigne la centralité du travail au regard de l’identité, de l’accomplissement de soi et plus largement de la santé mentale, d’une part ; la centralité de la sexualité au regard de ce que Freud désigne par le terme de Seelenleben (vie d’âme), c’est-à-dire de la vie subjective, d’autre part. Cette vie subjective implique également la construction de l’identité, de l’accomplissement de soi ainsi que de la santé mentale. Or il n’y a qu’un seul centre ! La résolution du paradoxe de la centralité passe, précisément, par la théorie du corps qui devient, de ce fait, un élément crucial du programme théorique consistant à tenir ensemble les deux pôles traditionnels de la théorie critique depuis les débuts de l’école de Francfort : sexualité et travail ou psychanalyse et marxisme. » [12]
L’intégration du corps dans la théorie critique du travail renouvelle les termes dans lesquels cette dernière est posée, dans la mesure où il ne s’agit plus simplement d’analyser le poids des structures sociales objectives sur les individus au travail. Christophe Dejours écrit : « La phénoménologie de Michel Henry accorde effectivement au travail une place éminente qui a permis de formuler de manière précise les rapports entre le corps et le réel, c’est-à-dire ce qui se fait connaître à celui qui travaille par la résistance du monde à sa maîtrise. De ce fait, c’est toute l’intelligence au travail au niveau individuel qui est reformulée grâce au concept de “corpspropriation” du monde. Il est alors possible de montrer comment c’est le corps tout entier qui est impliqué dans la familiarisation avec le réel, sans laquelle l’intuition des solutions pour surmonter le réel ne peut tout simplement pas se former. » [13]
Dans l’entre-deux-guerres, Simone Weil avait décrit la mine comme « un monde à part, séparé du monde des vivants » où « les hommes existent uniquement en qualité de travailleurs » [14]. La mine a beaucoup régressé aujourd’hui, mais des méthodes néotayloriennes de « nouveau management » se sont développées, comme les décrit Danièle Linhart : « Dépouiller le salarié de son expérience professionnelle, ce n’est pas seulement lui retirer l’assise dont il a besoin pour ne pas être dépassé par son travail, pour se sentir à la hauteur, armé pour l’accomplir et en droit de faire valoir son point de vue. C’est aussi lui retirer une partie de son identité, celle qui s’est constituée autour de cette expérience, grâce à elle. Changer le travail sans cesse, c’est aussi affecter la constance de l’identité des salariés. » [15]
Si l’enjeu pour le capital du dépouillement de l’identité du travailleur – et pas seulement d’une partie de la valeur économique que celui-ci ajoute – est aussi important, c’est bien parce que « l’expérience du travail est toujours une expérience de l’attention et de l’effort en vue de prévenir les erreurs, de la répétition et de la contrainte. Elle comporte toujours une part de pénibilité qui peut être compensée par la satisfaction liée à l’exercice de facultés corporelles et intellectuelles, par la réussite de la transformation du travail prescrit en travail réel, ou par la reconnaissance provenant des collègues ou de la hiérarchie. Mais cette pénibilité ne peut jamais être annulée, de sorte que l’activité de travail s’accompagne d’un travail psychique de transformation de la pénibilité en satisfaction dont le résultat n’est jamais garanti. » [16]
De l’intégration du corps dans la théorie critique du travail à l’intégration dans le corps, il n’y a apparemment qu’un pas. Un pas qui pourrait rapprocher du concept d’habitus défini par Pierre Bourdieu comme l’incorporation par les individus des manières de penser, de sentir et d’agir, tout au long du processus de socialisation [17]. En tout cas, Il y a bien chez Marx, dans l’analyse qu’il fait de la grande fabrique, la conscience de la nature ambivalente et contradictoire du travail que l’on ne peut saisir si on sépare sa dimension « vitale » de sa dimension économique. Jacques Bidet le dit ainsi : « Le projet d’une histoire sociale du corps, conjointement biopolitique et économique, s’annonce dans le concept premier de sa théorie, traditionnellement désigné comme celui de “ valeur-travail ”. Cette appellation est assez impropre. Elle ne signifie pas que le travail possède lui-même une valeur, mais que la valeur sera définie à partir du travail. Plus précisément : à partir du corps-au-travail. Si la valeur des marchandises est, dans des conditions à définir, relative à la “ dépense de force de travail ” (“ dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme ”, précise Marx), le problème économique se trouve d’emblée posé en termes corporels. » [18] (Voir l’encadré « La “ valeur ” travail et la “ valeur-travail ” »)
La « valeur » travail et la « valeur-travail »
On ne dispose que d’un mot (valeur) pour désigner deux réalités différentes.
Sur un premier plan, lorsqu’il est question de la « valeur » travail, on se réfère au contenu éthique, philosophique ou politique qui est attaché au travail ou au contraire qui lui est dénié. Ainsi, la conception venant de Hegel fait du travail une valeur en soi puisqu’il se rapporte à l’essence humaine. Au contraire, dans la tradition issue d’Arendt souvent reprise au sein des thèses favorables au revenu d’existence, cette valeur associée au travail est niée, ou bien « elle est en voie de disparition ». Les enquêtes sociologiques aujourd’hui disponibles démentent cette idée, en montrant que, dans une très grande majorité, les individus désirent s’insérer dans le monde du travail.
Le terme « valeur » est également utilisé dans le domaine économique et il est notamment associé au travail. Et c’est là que les choses se compliquent. L’économie politique, née véritablement à la fin du XVIIIe siècle sous la plume de Smith et de Ricardo, a élaboré la théorie dite de la valeur-travail qui fait du travail le fondement de la valeur d’échange des marchandises, la valeur d’usage n’étant que la motivation de leur production. Marx reprendra cette idée que seul le travail produit de la valeur mais il modifiera sa formulation pour expliquer deux phénomènes. 1) La valeur d’une marchandise exprime la fraction du travail collectif qui est socialement validée en elle. 2) Le capitaliste n’achète pas le travail du salarié, ni son produit, mais sa force dont il va tirer une plus-value pour accumuler du capital.
La polysémie du terme « valeur » se double alors d’une difficulté supplémentaire : parler de « valeur du travail » prête à confusion car, sans autre précision, on ne saurait pas s’il s’agit de la « valeur » travail au sens philosophique, ou de la valeur reçue par le travailleur sous forme de salaire, ou enfin de la valeur produite par le travailleur, bien supérieure à son salaire, la différence correspondant au profit capitaliste. Pour le dire crûment, mais joliment, comme Marx : « Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n’a lui-même aucune valeur. » [19]
D’après l’encadré de la « Note sur le revenu d’existence universel », Attac, février 2017, JMH
2. Les implications théoriques du travail vivant
L’hypothèse principale qui sous-tend les objections à la centralité du travail est de type historique, « historiciste » dit Jean-Philippe Deranty [20]. Invention moderne due au capitalisme, le travail ne porterait en lui aucun caractère anthropologique. On remarquera d’emblée qu’il n’est même plus question de parler de travail vivant, ce dernier adjectif étant trop indéfectiblement lié à la vie, celle-ci dépassant évidemment le cadre capitaliste. Très logiquement, si seule la société contemporaine connaît le travail, les transformations actuelles du capitalisme doivent impliquer celles du travail et lui ôter (si tant est qu’il les ait jamais eues) toutes les caractéristiques intrinsèques que lui attribuent les partisans de sa centralité, qu’elles soient d’ordre économique, socio-psychologique ou philosophique.
Quelle évolution du travail et de la productivité ?
Le ton avait été donné dans les années 1990 par deux best-sellers : Le Travail, une valeur en voie de disparition de Dominique Méda [21], et La Fin du travail de Jeremy Rifkin [22]. Ces deux livres avaient soulevé une discussion qui a perduré. [23] Et, dans la dernière période, certains travaux ont avancé le pronostic selon lequel une grande partie des emplois disparaîtrait dans les toutes prochaines décennies, au moins dans les pays capitalistes développés, sous l’impulsion du numérique et de la robotisation. Par exemple, les économistes d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne [24], ont calculé que 47 % des salariés aux États-Unis seraient menacés de perdre leur emploi, surtout les employés de bureau et les salariés des activités de service et de commerce. Ailleurs, 42 % des emplois français seraient automatisables d’ici vingt ans [25], et 59 % des emplois allemands le seraient dans les prochaines décennies [26]. Mais l’OCDE, critiquant la méthodologie de ces études, aboutit à une évaluation cinq fois moindre [27].
Quoi qu’il en soit, si le risque de disparition des emplois était avéré, ce serait la progression de la productivité du travail qui serait en cause. Or, le constat suivant est établi de façon sûre. Depuis plus de quatre décennies, les progrès de la productivité du travail dans le monde sont tendanciellement à la baisse, sauf jusqu’à la crise de 2007 dans les pays émergents et temporairement aux États-Unis (graphique ci-dessous). Cette tendance au net ralentissement des gains de productivité sème le doute jusque dans les cercles d’économistes mainstream, qui parlent de risque de stagnation séculaire. [28]
Taux de croissance annuel moyen de la productivité du travail par tête de 1971 à 2015
La surprise est de taille, comme l’avait exprimée l’économiste Robert Solow : « Les ordinateurs sont partout sauf dans les statistiques de productivité » [29]. Au vu de cette tendance s’étalant sur près d’un demi-siècle, on ne peut pas imputer la très forte hausse du chômage à la productivité. De plus, aucune statistique ne confirme la baisse du nombre de salariés, ni dans les pays riches, ni a fortiori dans le monde, puisque, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de salariés a doublé, pour atteindre aujourd’hui près de 2,5 milliards. Et, dans les pays riches, la part du nombre de salariés dans la population active reste autour de 90 %.
Même un auteur aussi attentif aux évolutions du travail qu’André Gorz commet une erreur de perspective quand il dit : « De fait, la crise des systèmes de protection sociale n’a rien à voir avec le manque de ressources financières. Elle est le résultat direct d’une autre crise, qui est en rapport avec la centralité du travail salarié. Pendant la période fordiste, la protection sociale était financée par les contributions obligatoires, c’est-à-dire les cotisations sociales payées par les salariés et les employeurs. Ces cotisations faisaient partie du coût du travail. Or le travail salarié régresse et une des raisons majeures de ce recul réside dans le fait que le patronat veut réduire tous les éléments du coût du travail. Parmi eux, les cotisations ont une importance particulière puisque ces ressources peuvent être gérées par des fonds de pension. » [30] Premièrement, Gorz commence par dire que la crise de la protection sociale n’est pas due à un manque de ressources financières, et aussitôt contredit cela en invoquant la volonté du patronat de réduire les cotisations sociales. Deuxièmement, pour le sujet qui nous occupe ici, il est faux de dire que le travail salarié régresse, absolument ou relativement. Ce qui régresse, ce sont les droits conquis par les salariés et, en tendance longue, la durée individuelle moyenne du travail. Il faut donc plutôt donner raison à Robert Castel, pour qui la condition du salarié reste marquée par le lien de subordination à l’employeur capitaliste, mais elle est aussi aujourd’hui, grâce à deux siècles de luttes sociales, caractérisée par un ensemble de droits sociaux : « On peut et on doit souligner les graves menaces qui pèsent sur le travail, mais personne aujourd’hui n’est en droit de dire que le travail est “aboli”, ou que le salariat est “aboli” » [31]. Il y a une conséquence politique de cette opposition : tandis qu’André Gorz abandonne l’idée d’une émancipation dans le travail [32], Castel considère que le salariat aujourd’hui « dignifie, pourrait-on dire, le travailleur (et peut-être plus encore la travailleuse) en même temps qu’il l’aliène » et que le rôle social du travailleur ne « s’épuisait » pas « à être un consommateur de biens matériels » car « le travail est un acte social sanctionnant l’utilité sociale du travailleur qui accède à la sphère publique et se fait reconnaître comme sujet de droit » [33].
Le travail vivant et la création de valeur
Malgré son ralliement au revenu d’existence, Gorz n’a jamais abandonné l’idée que la satisfaction des besoins humains exigeait et exigera une quantité de travail nécessaire. Mais c’est son interprétation et celle de tous les théoriciens du capitalisme cognitif [34] du célèbre passage des Grundrisse de Marx, dans lequel celui-ci prévoit le moment où le temps de travail immédiat ne sera plus ni la source ni la mesure de la valeur, qui posent question. [35] L’introduction de plus en plus grande des connaissances dans le processus de production est indéniable, mais l’augmentation de la productivité du travail qui en résulte (encore…) signifie une diminution de la valeur unitaire des marchandises mais non une obsolescence de la loi de la valeur. [36] De la même façon, cette loi n’est pas invalidée par l’existence d’externalités positives autour de la production : si les processus productifs actuels mobilisent les travailleurs porteurs de connaissances bien au-delà du temps de travail officiel, cela signifie un élargissement de la sphère de travail – une extension de la notion même de travail – et non une évanescence de celle-ci. Et cela n’autorise ni à faire de tout acte de la vie une source de valeur monétaire, ni, au final, à effacer la distinction entre valeur d’usage et valeur [37], quand bien même une activité libre serait créatrice de lien social. [38] Encore moins, cela n’autorise à voir dans les mécanismes financiers et dans la sphère de circulation du capital la nouvelle source de création de valeur. [39]
À mi-chemin entre l’approche philosophique inspirée de Marx et l’approche psycho-sociologique examinée ci-dessus – mais peut-être en porte-à-faux vis-à-vis de l’une et de l’autre –, certains des théoriciens du capitalisme cognitif, comme Toni Negri et Michael Hardt [40], voient le travail vivant comme producteur de valeur et producteur de la vie sociale, les deux productions étant de plus en confondues à mesure que la part de l’immatériel devient prédominante pour constituer les « biens communs ». La production devient donc « biopolitique » dans le sens que lui donnait Michel Foucault [41] : le pouvoir politique exercé sur la vie, en particulier par la discipline imposée aux corps. Mais alors que chez Bourdieu, l’incorporation obéit à un processus de socialisation, pour Foucault s’exerce une violence disciplinaire qui tend à faire des sujets dressés, au point de consentir à leur propre asservissement. Dans cette perspective, on s’éloigne donc définitivement de la vision hégélienne du travail permettant de réaliser l’essence de l’homme. On est au contraire dans ce que Bertrand Ogilvie appelle « le travail à mort » [42].
Quel sens du travail ?
L’opposition entre Gorz et Castel évoquée ci-dessus renoue avec le débat philosophique remontant à Aristote, et qui fut remis à l’honneur par Hannah Arendt. [43] Renonçant à la dualité du travail soulignée par Marx et a fortiori à l’essence de Hegel, Arendt refuse de voir dans le travail une manifestation de l’accomplissement de soi. Elle distingue, d’un côté, le travail obligatoirement asservissant et, de l’autre, l’œuvre qui, seule, peut représenter la liberté, la maîtrise et l’épanouissement de l’individu. Elle prend appui sur le fait que, chez les Grecs anciens, le travail était accompli par les esclaves. Pour autant, ne considéraient-ils pas les techniques comme signes de la créativité humaine ? [44] Il n’empêche que, pour Arendt, les valeurs ont été inversées à l’époque de la modernité pour faire de l’économie, et donc du travail, le centre de la vie sociale.
Arendt abandonne ainsi toute vision anthropologique du travail. À cela, il faut répondre que la transformation par le capitalisme de l’activité humaine en travail abstrait a un caractère historique complexe et contradictoire : elle en détruit le sens et, en même temps, elle ne peut totalement empêcher le travailleur d’en redonner un à son activité, dans la mesure où toutes les luttes ouvrières en faveur de l’émancipation ont été liées au travail et à la remise en cause de ses conditions. Beaucoup de commentateurs actuels tirent argument de cette complexité pour dire que la théorisation du travail abstrait menée par Marx, en reprenant au moins partiellement la conception de Hegel, équivaut à une instrumentalisation du travail amorcée par l’économie politique classique, parce que le travail est ainsi réduit à sa valeur d’échange. Il est étonnant de constater que ce que Marx considérait comme dévoilement, comme critique du capital, comme critique du fétichisme, est transformé par ces commentateurs en contribution à l’avènement de l’objet dénoncé. Au lieu de repérer la contradiction dans la dialectique de la réalité qui fait sans doute du travail un composé inextricable d’asservissement et de libération, ces commentaires la situent dans la conceptualisation de Marx. André Gorz, pourtant critique à l’égard du marxisme traditionnel, parle à ce sujet d’un « égarement » de Hannah Arendt [45].
La centralité du travail vivant n’est pas seulement une question d’ordre philosophique, car elle est présente dès la fondation de la sociologie. Émile Durkheim déplore, comme Smith, Tocqueville, Comte, ou Marx avant lui, les effets désastreux de la division du travail sur les ouvriers privés d’autonomie et de possibilité d’exercer leur intelligence et condamnés à un travail parcellisé et répétitif. Mais Durkheim se situe ailleurs que sur le plan de la division technique du travail. Il s’intéresse à la division sociale. Si la division du travail est bénéfique, ce n’est pas tant par son efficacité technique, c’est par le fait qu’elle est créatrice de solidarité à l’intérieur de la société. Si l’on suit la métaphore de la main invisible de Smith [46], le fait que chacun de nous dépende de son boulanger et de son boucher tandis qu’eux-mêmes dépendent de nous, a pour vertu de conduire à l’efficacité économique maximale sans aucune intervention étatique. Mais, pour Durkheim, l’interdépendance née de la division du travail est une bonne chose sur le plan du lien social : « sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité » [47]. Malgré cela, il est à peu près certain que la division du travail entre hommes et femmes fut la première forme de division du travail dans l’histoire, et, sans doute, celle par laquelle la domination des premiers sur les secondes put s’installer. On retrouve donc à chaque instant de la réflexion l’ambivalence du travail à l’intérieur des sociétés.
3. Les implications méthodologiques du travail vivant
Si le débat théorique sur le travail vivant reste aussi vif et tranché, c’est que, en filigrane, il contient une opposition de méthodes dont l’impact épistémologique est important et qui concerne la question du travail ainsi que l’ensemble des sciences sociales.
Quelle critique du travail ?
C’est le courant dit « critique de la valeur », dont les représentants les plus connus sont Robert Kurz [48] et Anselm Jappe [49], suivis par Moishe Postone [50], qui a porté les coups les plus incisifs, sinon décisifs, à la vision anthropologique du travail, en poussant jusqu’au bout la méthode de la « critique de l’économie politique, et non pas, comme le dit Postone, celle de « l’économie politique critique ». Selon ce courant, toutes les catégories de marchandise, de valeur et de travail ne sont propres qu’au capitalisme. Penser le contraire relève du fétichisme, qui explique largement que le mouvement ouvrier ait échoué en s’acharnant à vouloir partager les « fruits du travail » : s’attaquer à la répartition au lieu des rapports sociaux. Il s’ensuit que, selon ces auteurs, la sortie du capitalisme ne pourra s’effectuer que par l’abolition du travail en tant que médiateur social central. Dans la même veine que Gorz, le courant « critique de la valeur » pense que le travail ne peut servir de base à l’émancipation sociale. Il faudra donc, comme le disait déjà Marcuse, l’abolir.
Que faut-il penser de cette analyse aux accents décapants ? Alors que nombre d’auteurs, parmi lesquels beaucoup de cognitivistes, considèrent que le concept de valeur est obsolète à cause de la généralisation de l’utilisation des technosciences et des connaissances dans la production, le courant « critique de la valeur » s’inscrit en faux contre cette assertion. Si la mesure de la valeur diminue avec l’augmentation de la productivité du travail vivant, ce n’est pas une infirmation du concept et de la loi de la valeur, mais une confirmation. [51] En revanche, il se pourrait bien que ce soit le symptôme d’une crise structurelle du capitalisme, tant ce système ne cherche qu’un accroissement de la valeur appropriable.
Postone entend construire une nouvelle orthodoxie du marxisme, tous les marxistes s’étant trompés avant lui. Pourtant, les textes de Marx, tout en laissant la porte ouverte à des interprétations différentes plausibles, montrent qu’il a toujours maintenu le double caractère du travail : travail concret/travail abstrait, procès de travail en général/procès de travail capitaliste, c’est-à-dire une double perspective anthropologique et socio-historique. Ainsi, selon Marx, l’abolition du capitalisme ne signifierait pas celle du travail : « Après l’abolition du mode de production capitaliste, le caractère social de la production étant maintenu, la détermination de la valeur prévaudra en ce sens qu’il sera plus essentiel que jamais de régler le temps de travail et la répartition du travail social entre les divers groupes de production et, enfin, de tenir la comptabilité de tout cela. » [52] Pourtant, dans les Grundrisse, Marx nuance : « Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables – précisément à cause de leur abstraction – pour toutes les époques, n’en sont pas moins, sous la forme déterminée de cette abstraction même, le produit de rapports historiques et n’ont leur entière validité que pour ces rapports et à l’intérieur de ceux-ci. » [53]
En d’autres termes, une chose est de dire, comme Postone, que « d’après Marx, la forme-marchandise et la loi de la valeur ne se développent pleinement que sous le capitalisme et elles en sont les déterminations essentielles » [54], autre chose est d’en conclure qu’elles n’existent que sous le capitalisme et qu’au sein de celui-ci il n’existe de la valeur que pour le capital [55]. La même idée se trouve chez Jappe : « Il s’agit […] de catégories, qui, dans leur forme pleinement développée, n’appartiennent qu’à la seule société capitaliste. » [56] Si l’affirmation de Postone et de Jappe était vraie, en suivant leur propre raisonnement, le capitalisme aurait déjà dû disparaître, conformément à la fin du mythe d’Érysichthon, cet insatiable « roi qui s’autodévora » [57]. De deux choses l’une : ou bien le capitalisme et ses catégories ne sont pas encore « pleinement développés » et on ne peut se situer « à l’époque de la décomposition du capitalisme » [58], ou bien il faut s’interroger sur la pertinence de l’affirmation. [59] Aussi, tous les questionnements précédents invitent à une dernière réflexion de type épistémologique.
Une critique épistémologique ?
On pourrait être surpris qu’un auteur comme Marx, ayant consacré son œuvre à « dénaturaliser » les processus sociaux en ouvrant la critique de l’économie politique par la remise en cause des prétendues lois naturelles de l’économie, soit amené à considérer une facette du travail comme dépassant un cadre socio-historique donné. Dans son rapport à Marx [60], la position de Foucault, par sa radicalité, est de choisir nettement en faveur du travail comme une catégorie proprement et uniquement historique. Selon lui, certes, il y a centralité du travail, mais cette centralité est inséparable de la modernité capitaliste.
Cependant, l’anthropologue Philippe Descola a discerné deux modalités de l’expérience individuelle et collective, l’identification et la relation, qui constituent des sortes d’invariants déterminant le rapport à soi et le rapport à autrui : le « je » et le « tu » existent dans toutes les langues et cultures. Or, précisément, le travail est le moment et le lieu où se construisent ces deux types de rapports. À tel point que Descola, analysant la société des Jivaros Achuar en Amazonie, estime que l’activité de ce peuple pour répondre à ses besoins est du travail : « Il est, par exemple, hors de doute que les Achuar ont une idée précise de la quantité d’efforts que demande chacune des techniques productives qu’ils pratiquent. Cette dépense énergétique n’est évidemment pas pensée sous la forme d’une allocation quantifiable de travail intégrant la composition des facteurs de production. Cela ne signifie pas pour autant que l’effort physique très concret par lequel les Achuar socialisent certaines portions de la nature soit représenté par eux comme une entreprise ludique, ou comme le moyen d’une vague communication avec l’univers. Il nous semble donc inexact d’affirmer que le travail se constitue en réalité dans les seules sociétés où il est perçu comme une catégorie spécifique de la pratique. Le travail des Achuar n’est pas aliéné, parce que sa finalité et ses moyens sont contrôlés par celui qui l’accomplit ; mais cela ne veut pas dire qu’il est un non-travail ». [61]
Marshall Sahlins [62] montre que les peuples de chasseurs-cueilleurs travaillaient moins que nous, mais travaillaient, même si la frontière avec leurs autres activités était ténue. Et Polanyi cite Bronislaw Malinowski qui analyse « le travail dans le milieu indigène » comme « dissocié de l’idée de son paiement » ; il cite aussi Raymond Firth : « Le travail pour lui-même est un trait constant de l’industrie des Maori » [63] . Le travail pour lui-même est donc opposé au travail pour l’argent, mais existe bel et bien.
L’anthropologue Maurice Godelier avait mis lui aussi en évidence la pluralité des formes sociales de production et de relation à la nature : « Ce que démontre l’exemple des Bushmen […], c’est que chaque système économique et social détermine un mode spécifique d’exploitation des ressources naturelles et de mise en œuvre de la force de travail humaine, et par conséquent détermine des normes spécifiques du bon et du mauvais usage de ces ressources et de cette force, c’est-à-dire une forme spécifique, originale, de rationalité intentionnelle. Par rationalité intentionnelle, nous entendons un système de règles sociales consciemment élaborées et appliquées pour atteindre au mieux un ensemble d’objectifs. » [64]
Il resterait à examiner en profondeur les liens entre la mise en œuvre du travail vivant et les formes de la domination qu’il subit pour en dégager des perspectives politiques ouvrant la voie à son émancipation. De même, il faudrait intégrer le fait que la mise en œuvre du travail vivant par le capital implique une mise à mal de la nature. Mais ce serait l’objet d’autres articles que celui-ci. [65] L’objectif était de montrer que la catégorie de travail vivant n’était pas dépassée et que la centralité que l’on pouvait établir à son sujet n’empêchait pas d’en comprendre la complexité ni les transformations au cours de l’histoire des sociétés. « Autrement dit, même si le travail nous occupe moins qu’hier, la centralité du travail demeure et c’est le travail, dans son rapport au capital et en tant que producteur de valeur qui continue à structurer l’économique et le social. » [66] C’est pourquoi nous retiendrons trois idées majeures.
- La première est que la caractérisation de « vivant » accolée au travail est justifiée par au moins deux raisons. D’une part, parce que le travail est la condition de la reproduction matérielle et symbolique de la société. D’autre part, parce qu’il contribue à la construction des identités individuelles et à celle, au plan collectif, du lien social lui-même.
- La deuxième idée est que la dualité du travail vivant peut être repérée à plusieurs niveaux, notamment : le travail concret est rendu abstrait par l’échange marchand ; le travail vivant est aliéné, mais les travailleurs « vivants » ne sont jamais dépossédés totalement de leur capacité d’être, de leur conatus dirait Spinoza [67]. Et cette dualité multiforme permet de concilier une approche objective et une approche subjective, c’est-à-dire, grosso modo, une approche matérialiste et une approche psycho-sociologique. Car, pour le dire comme Godelier, « l’idéel est dans le réel ».
- Les deux pôles qui forment la dualité du travail vivant ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Claude Meillassoux parlait de « l’incommensurabilité de la valeur sociale des êtres humains et de leur force de travail [qui] interdit de voir en eux, à la manière d’une économie réificatrice, des “ressources humaines” » [68].
Le travail est vivant parce qu’il conditionne la vie des individus et celle des sociétés. Et c’est parce qu’il est vivant, que le travail est central. Sans aucun doute, la conséquence de ce choix conceptuel est politique et stratégique : bâtir la prééminence du travail vivant sur le travail mort [69]. L’enjeu est crucial et très actuel, car, avec la décomposition des droits sociaux, en France et ailleurs par les « lois travail », la bourgeoisie et ses porte-parole [70], en brisant le travail vivant, activent la « pulsion de mort » [71] du capitalisme qui mêle destruction et autodestruction.
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