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Julien Denormandie, secrétaire d’État auprès du ministre de la Cohésion des territoires, en charge du logement, a affirmé – contre l’évidence – qu’il n’y avait qu’une cinquantaine d’hommes isolés à dormir dans la rue dans la nuit du 30 au 31 janvier dans toute l’Île-de-France. Un déni de réalité, qui en révèle un autre…
En dépit de la promesse présidentielle – non tenue – qu’il y ait zéro SDF dans la rue au 31 décembre dernier [1] , Julien Denormandie, secrétaire d’État auprès du ministre de la Cohésion des territoires, a affirmé qu’il n’y avait qu’une cinquantaine d’hommes isolés à dormir dans la rue en Île-de-France, dans la nuit du 29 au 30 janvier.
Europe 1, 5 janvier 2018 :
Patrick Cohen — « Il y a autant de sans-abris dans les rues malgré la promesse d’Emmanuel Macron il y a quelques mois : info ou intox, Julien Denormandie ? »
Julien Denormandie — « Non c’est… il y a beaucoup moins de sans-abris dans les rues.
Il y a moins de sans–abris dans les rues aujourd’hui ?
Il y a beaucoup moins de sans-abris dans les rues, et nous on le voit au quotidien, notamment avec ce qu’on appelle les maraudes. Les maraudes, ce sont les services, notamment du Samu social, qui vont tous les soirs dans les rues pour identifier les personnes qui n’auraient pas trouvé de logement.
Ce n’est pas tout à fait ce que disent les associations, hein…
Vous savez, moi je travaille main dans la main avec les associations, je participe moi-même à des maraudes, et je peux vous dire qu’il y a moins de sans-abris, aujourd’hui, dans les rues, qu’il n’y en avait il y a quelques mois. » [2]
France Inter, 31 janvier 2018 :
Léa Salamé — « Il y a combien de gens qui ont dormi dehors cette nuit ? Vous le savez, ça ? »
Julien Denormandie — « Les chiffres que nous avons, c’est à peu près une cinquantaine d’hommes isolés en Île-de-France, pour être très précis. » [3]
Alors, n’y avait-il qu’une cinquantaine d’hommes à dormir dans la rue en Île-de-France la nuit précédant cet entretien ? Évidemment non ! Et c’est là l’un des Usages De Faux les plus déroutants que l’on ait eu à concocter, tant ce chiffre est aberrant : un « déni de réalité », a immédiatement commenté Médecins du Monde sur Twitter.
D’abord, le journal Le Monde nous apprend que le chiffre prononcé par le ministre avec aplomb correspondrait, en fait, aux seules « demandes non pourvues » par le Samu social (le 115) qui, chaque soir, est totalement débordé [4]. Ce chiffre, qui concerne les seuls hommes isolés, faisait donc déjà l’impasse sur tous ceux qui n’ont pas recours au 115 et préfèrent à l’hébergement d’urgence la rue, un jardin, des bois, le métro, les abords du périphérique ou un parking souterrain. Or, selon une étude de l’Insee, l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques, de 2012, la moitié des sans-abris peuvent ne pas recourir aux centres d’hébergement [5]. C’est dire. C’était aussi oublier les femmes isolées, les familles et donc les enfants.
Pour mesurer la différence que cela fait, on peut se référer à un reportage effectué fin novembre par Le Parisien, où le président du Samu social de Paris indiquait qu’ « il y a encore deux ans, [son service trouvait] des solutions d’hébergement à 8 familles sur 10 », quand aujourd’hui, « c’est moins d’un appelant sur cinq qui obtient une réponse positive » [6].
La veille de ce reportage, selon les chiffres de ce service social, aucune solution n’avait pu être trouvée pour les appelants : c’est-à-dire pour 180 sans-abris isolés (dont 80 femmes) et plus de 600 personnes en famille (essentiellement des femmes seules avec enfant). Au total, cela faisait donc, cette nuit-là, 780 personnes qui avaient « dû être renvoyées à la rue », rien que pour Paris et non pour l’Île-de-France. Et encore ne s’agissait-il là que des sans-abris ayant fait appel au 115… Le responsable du Samu social de Paris estimait, qu’« il manque au moins 3 000 places sur la métropole pour faire face à la demande d’hébergement », malgré les efforts du gouvernement.
Mais à plonger dans ce sujet, ce sont deux choses qui frappent :
- (photo : Jean-Michel Dumay)
D’abord la cécité du ministre, un fruit de la méritocratie française, sorti de grande école pour frayer ensuite dans les cabinets ministériels. Comment peut-on à ce point se couper de la réalité qu’on prétend combattre ?
Pour approcher celle-ci, il suffisait par exemple de descendre dans la rue, en plein Paris, jeudi dernier, pour compter à 1 heure du matin, rue Lafayette, entre les grands magasins et la gare du Nord, soit au cours d’une marche d’une vingtaine de minutes à peine, sept personnes sans-abri sur le trottoir à même le sol. Il faisait 3°C. Et puis, arrivé à Stalingrad, on pouvait tomber sur… une soixantaine de tentes abritant plusieurs dizaines de migrants sur les berges du canal Saint-Martin. Car on les oublie, les migrants. Et là, à eux seuls, sur ce petit périmètre, autour de braseros de fortune, ils étaient quelques dizaines, proche du chiffre donné par le ministre pour l’Île-de-France.
La deuxième chose qui frappe, c’est que la dernière étude d’ampleur sur les sans domicile fixe, en France, remonte… à 2012, il y a six ans ! C’était une étude de l’Insee (l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques) et de l’Ined (l’Institut National des Études Démographiques) [7]. Et on constatait déjà une montée abrupte du phénomène : + 50 % de SDF en France entre 2001 et 2012, un nombre estimé alors à plus de 140 000, dont un sur dix – 14 000 – était totalement à la rue. Un chiffre forcément en deçà de la réalité puisqu’il ne pouvait pas tenir compte des sans-papiers, étant donné les lieux qui avaient servi de base à l’étude.
En fait, c’est cela qui est troublant, au-delà de la bourde du ministre : pas d’étude spécifique sur les sans-abris pendant six ans ! Sur un phénomène social dont la Fondation Abbé Pierre, dans son 23ème rapport annuel sur l’état du mal-logement [8], édifiant, nous apprend, sur la base d’une enquête logement de l’Insee incidente de 2013, qu’il a touché, à un moment de leur vie, 340 000 personnes, qui se sont, un jour, retrouvées à la rue, dans un véhicule, un hall d’immeuble ou un abri de fortune. Un phénomène social qui, selon une extrapolation scientifique, aurait tué depuis 2012 près de 3 000 sans-abris chaque année [9]. Presque autant que d’automobilistes sur les routes.
Pour combler le manque à Paris, la Mairie a décidé de mobiliser, le 15 février, 1 000 bénévoles [10] pour compter les personnes qui dormiront dans la rue, ce soir-là, dans la capitale. Voilà un travail salutaire. Nul ne sait encore si Julien Denormandie, le secrétaire d’État, y sera présent.
Pas d’étude officielle depuis six ans : on ne voudrait pas voir le phénomène qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
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