Pétain, reviens, t’as oublié tes chiens ! Un texte de Daniel Mermet
Le
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Un coup de feu dans un champ de blé, Vincent van Gogh meurt le 27 juillet 1890 à 37 ans. Il laisse mille toiles et autant de dessins, mais il n’a vendu qu’un seul tableau dans sa vie, cinq mois avant sa mort, La vigne rouge, pour l’équivalent de 800 euros.
Il faut débourser trois fois plus aujourd’hui pour un sac à main Louis Vuitton imprimé Van Gogh « vintage rétro », 2 400 euros sur Internet.
Vous connaissez la phrase de John Ford : « Quand la légende dépasse la vérité, imprimez la légende. » [1]. C’est ce que fait Louis Vuitton sur ses sacs à main. Il imprime la légende. Depuis longtemps, vous pouvez avoir Van Gogh en rideau de douche, en paillasson ou en verre à moutarde. Avec Vuitton, c’est la même chose mais vendue très chère. Aucune invention, aucun savoir-faire particulier, aucune matière précieuse, il suffit que ce soit très cher. La légende suivra. On appelle ça le luxe. Il y a eu le temps des cathédrales, le temps de la Renaissance, le temps des Lumières, le temps de la Science, aujourd’hui c’est le temps de Bernard, le roi du luxe. C’est ce qui restera de notre époque, la figure de Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, l’entrepreneur préféré des Français avec sa saga et son luxe pour les nouveaux riches de la mondialisation, ce qui rapporte 38 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel à LVMH, leader mondial du secteur.
Sauf qu’il y a un gros point noir sur la saga, comme un nez de clown, non pas rouge, mais noir, sur le nez de Bernard. En 2004, Stéphanie Bonvicini publie Louis Vuitton. Une saga française chez Fayard [2], des pages et des pages dans ce genre-là :
« C’est en 1821, dans un hameau du Jura, qu’une jeune meunière donne naissance à Louis Vuitton. À quatorze ans, quelques francs en poche, l’adolescent décide de monter à Paris. Deux ans de voyage à pied, deux ans d’une existence à la rude. Le baluchon sur l’épaule, le jeune Louis se dirige à grands pas vers son destin hors du commun. Trente ans plus tard, l’apprenti a fondé son affaire de malles et d’emballages de mode. »
Soit. Mais soudain, surprise, on arrive en 1940, à la période de Vichy, on trouve plusieurs pages détaillées sur les liens entre la maison Vuitton et l’État Français, malgré le refus de l’entreprise actuelle de communiquer à l’auteure les archives qu’elle possède sur cette période. On apprend comment, durant la Seconde Guerre mondiale, Henry Vuitton, petit-fils du fondateur Louis, a été décoré, à sa demande, de la francisque, la « récompense de marques exceptionnelles de dévouement au Maréchal et au Régime Nouveau ». Scandale ! Et oui, un court instant, les choses se sont inversées, la vérité a dépassé la légende et on a imprimé la vérité. Chez LVMH, on n’apprécie pas du tout. On n’ignorait sans doute pas cette petite ombre au tableau, mais tout ça était bien loin, bien enterré. Mais là, soudain, ce rappel fait une grosse tache sur les dorures de la légende.
Pour obtenir la francisque, il faut soi-même en faire la demande, déclarer « être français de père et mère et n’être pas juif aux termes de la loi du 2 juin 1941 ». Si le dossier est accepté, il faudra prononcer le serment : « Je fais don de ma personne au maréchal PÉTAIN comme il a fait don de la sienne à la France. Je m’engage à servir ses disciples et à rester fidèle à sa personne et à son œuvre. » [3] Un serment qu’a dû prononcer François Mitterrand lorsqu’il reçut la francisque en mars 1943.
On apprend aussi que Louis Vuitton a été le seul magasin à pouvoir rester dans l’hôtel du Parc à Vichy, là où Philippe Pétain avait installé son gouvernement en 1940. Les autres boutiques de l’hôtel furent fermées. Les familles Saada et Lévy, qui y possédaient un commerce de tapis, seront chassées, tout comme les joailliers Van Cleef et Arpels, expulsés sur ordre du docteur Ménétrel, le médecin du maréchal. Et durant quatre années, seule l’enseigne Louis Vuitton est restée bien en vue sur l’hôtel du Parc.
- 1942, les Chantiers de Jeunesse saluent le maréchal Pétain lors de la cérémonie des couleurs. (D.R.)
Certes, la liste est longue des patrons français qui ont préféré Hitler au Front Populaire. On cite Marcel Boussac, le roi du textile qui était membre du Conseil national instauré par Vichy, ou bien Berliet, avec ses milliers de camions livrés au Reich, mais la plupart des patrons français sont entrés dans la collaboration, sur l’air de « on n’a pas le choix », comme leurs descendants plus tard, sur le même air, répéteront : « il n’y a pas d’alternative ».
Mais Henry Vuitton fut beaucoup plus engagé dans la collaboration avec l’occupant comme avec Vichy. Non loin de là, à Cusset, Vuitton avait monté une usine exclusivement destinée à la fabrication d’objets pour la propagande, dont 2 500 bustes en terre cuite du maréchal Pétain destinés aux mairies du pays. Les nostalgiques peuvent encore se les procurer sur Internet, avec la marque Vuitton.
LVMH n’a pas remis en cause la réalité des faits, mais a tout fait pour pousser cette histoire sous le tapis. Le livre a été ignoré par la plupart des médias. Avec ses 60 marques, LVMH est le premier annonceur privé en France, sans parler de ses propres médias (Les Échos, Le Parisien, Radio Classique…). Les journalistes sont courageux, mais pas téméraires, et nul ne mord la main qui le nourrit.
Et LVMH ne plaisante pas.
Le 8 novembre 2017, dans le scandale des « Paradise Papers », Le Monde a révélé les comptes offshores détenus par Bernard Arnault dans des paradis fiscaux pour ses acquisitions de yachts et de terrains [4]. D’après Le Canard enchaîné, le patron de LVMH a aussitôt décidé de réduire ses encarts publicitaires prévus le mois suivant, un manque évalué à 600 000 euros pour le journal [5]. Mais n’y voyez pas une méchante mesure de rétorsion ! LVMH a assuré qu’il ne s’agissait que de « rumeurs fantaisistes de "coupure totale" des investissements publicitaires », qui traduisait en fait une diminution des investissements dans la presse papier au profit d’une « augmentation des budgets dans les médias digitaux et plus en croissance »… [6] Eh oui, c’est vrai ça, le Canard dit n’importe quoi, comment voulez-vous que Bernard Arnault aille ennuyer son gendre, Xavier Niel, qui a pris le contrôle du Monde depuis 2010 ?!
Pour revenir à Vichy, on dira avec raison que les Vuitton d’aujourd’hui ne peuvent être tenus pour responsables des turpitudes de leurs ancêtres, pas plus que LVMH. Mais alors, pourquoi tant de pressions et tant de dénis ? C’est que cet empire repose sur des légendes, sur nos croyances, sur du vent. Dans sa forteresse, Bernard redoute la vérité comme Dracula redoute la lumière du jour. Mais combien sont prêts à vouloir l’imprimer ?
Malgré les couches et les couches de légende, la tache est à nouveau remontée à la surface. En septembre 2011, le magazine Géo Histoire s’apprête à publier cinq pages sur les patrons français dans la collaboration, comportant l’histoire de Vuitton à Vichy. Mais c’est Prisma, l’éditeur de Géo, qui s’est opposé à la publication sur décision du service publicité qui redoutait de perdre ce client, selon la direction. Un cas très clair de censure, qui a été dénoncé à l’époque mais de façon limitée par deux ou trois médias indépendants [7]. J’allais dire résistants. Car devant tant de veuleries, comment ne pas penser à ce gros ventre mou de la collaboration ?
Pétain, reviens, t’as oublié tes chiens, criait-on dans les manifs. S’il revenait, il ne serait sans doute pas trop dépaysé le Maréchal, pas trop mal accueilli non plus, et ses bons chiens de garde seraient là nombreux pour lui porter avec zèle ses sacs et ses malles Vuitton.
Mais, laissez tomber, tout n’est pas foutu. Regardez La Vigne rouge de Van Gogh, regardez bien, vous avez là toute la force, toute la vie, tout le sang, toute la terre, tout le vin, tout le ciel de la Résistance.
- Vincent van Gogh, La Vigne rouge, huile sur toile, 1888, 75×93 cm
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