Le texte qui suit est une contribution personnelle aux débats internes à la « Fédération » en cours de constitution, initiée par l’Association des Communistes Unitaires (ACU), les Alternatifs, la Coordination Nationale des Collectifs Unitaires (CNCU), le MAI, Écologie Solidaire, Alterékolo, Alternative Démocratie Socialisme (ADS), et divers-e-s militant-e-s du mouvement social et élu-e-s. Il s’adresse en priorité aux militant-e-s qui travaillent à la réussite de cette initiative, qui ont participé à certains débats relatifs à sa constitution et à ses objectifs, ou ont connaissance des principaux textes produits dans ce cadre, que ce soit au sein des différentes composantes ou collectivement pour la Fédération elle-même.
Si cette initiative donne à voir la possibilité d’un outil de type nouveau entre les mains de celles et ceux qui entendent travailler ensemble à la construction d’une alternative crédible au système dominant, il me semble néanmoins nécessaire que certains points soient précisés, si l’on veut éviter de construire sur le sable des malentendus.
Elle intervient dans un contexte de bouillonnement qui a vu fleurir diverses initiatives qui recomposent le paysage de la gauche radicale, caractérisé à la fois par un certain émiettement, et par un large souci d’unité. On peut citer à cet égard la dynamique suscitée par l’appel de Politis, la rupture du Parti Socialiste de Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez, et la fondation dans la foulée du Parti de Gauche (PG), regroupant divers courants de la « gauche républicaine », mais aussi des militant-e-s issu-e-s d’autres horizons, la création d’un Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) à l’initiative de la LCR, porté par la popularité d’Olivier Besancenot, qui constitue certainement un élément particulièrement important de ce contexte.
Enfin, la crise du PCF se poursuit, les courants favorables à une construction nouvelle dépassant désormais de loin les seuls rangs des communistes unitaires, et ses contradictions internes s’aiguisent comme jamais. Robert Hue a annoncé sa rupture, en créant, tout en restant membre du parti, un Nouvel Espace Progressiste ; mais le plus important à cet égard est à mon sens la contribution des communistes unitaires, dont certains ont choisi de quitter le parti et d’autres de continuer à y mener leur combat interne, à la Fédération et à la force nouvelle sur laquelle elle doit déboucher.
Ces recompositions de la gauche radicale interviennent alors que le capitalisme mondialisé est secoué d’une crise profonde, qui met en lumière aux yeux d’un nombre de plus en plus grand de gens les impasses de ce système économique et social, et alimente l’exigence de son dépassement, et alors que, même en ordre dispersé, les manifestations de résistance à la politique de Sarkozy se multiplient – et peuvent le faire reculer, comme l’a montré le récent mouvement lycéen.
Ces développements me semblent devoir conduire à reprendre à frais nouveaux certaines analyses et réflexions déjà proposées dans une précédente contribution publiée le 5 mai dernier dans le cadre de la CNCU (voir sur le site de la CNCU, « Qu’est-ce que la dynamique des collectifs ? », sous ce lien).
La présente contribution, pour être personnelle n’en est pas moins le fruit de réflexions collectives nombreuses, en particulier au sein de mon collectif. Elle présente entre autres défauts celui d’être assez longue ; nous aurons sans doute fait un grand pas en avant quand il sera possible d’exprimer la même chose en peu de mots, mais compte tenu de l’ensemble des difficultés rencontrées dans le débat autour de ces questions, il ne m’a pas été possible de faire plus bref, alors même que certaines questions ne sont ici qu’esquissées et qu’il s’agit plus pour moi de proposer des pistes de réflexion que de mener ces réflexions à terme. On y trouvera en outre certaines redondances : c’est qu’il m’a semblé à l’occasion nécessaire d’enfoncer un clou encore mal assuré.
J’espère néanmoins qu’elle sera suffisamment lue pour susciter le débat sur les différents points où elle soulève des problèmes et des questions qu’on ne saurait sans risque, à mon sens, laisser en suspens.
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Au delà du mot de « Fédération » et de quelques principes très généraux sur la nécessité d’une force nouvelle, il n’est pas exagéré de dire que le projet que ce mot désigne n’est pas très bien défini. La lecture des textes émanant de chacune des organisations ou mouvances qui en sont partie prenante donne toutefois déjà un bon nombre d’éléments ; et le texte collectif de présentation du projet permet de se faire une idée de la « base commune » qui les rassemble. Mais cela ne signifie, ni que chacun-e a nécessairement les idées très claires sur ce point, ni que les idées claires des unes et des autres soient nécessairement identiques. On se bornera à faire l’hypothèse raisonnablement optimiste qu’elles ne sont pas incompatibles.
Le mot « fédération » lui-même, a sans doute été choisi à défaut d’autres ; il n’est pas sûr qu’il rende bien compte des objectifs réels que se proposent les initiatrices et initiateurs de ce processus. Il laisse en effet entendre qu’il pourrait s’agir, en lui donnant son sens le plus habituel, d’une « association d’associations », d’un groupement dont les membres seraient les « forces organisées » préexistantes. Mais l’affirmation que l’on entend construire une « fédération de citoyen-ne-s et de forces » ne me semble pas compatible avec cette idée, puisqu’il apparaît de façon claire que des militant-e-s « inorganisé-e-s » doivent y avoir toute leur place.
Celles et ceux qui décident de mettre cette fédération sur pied sont issu-e-s de parcours différents, de traditions différentes ; de même les perspectives qui les font converger vers ce projet commun peuvent être différentes. Mais si le premier aspect est volontiers mis en avant, et même valorisé à travers l’idée de « la différence, source de richesse », l’élucidation du second reste à faire ; et il y a à cela des raisons diverses dont certaines sont sans doute excellentes : ce n’est pas en confrontant des postures théoriques a priori que l’on favorisera le processus unitaire en quoi consiste la Fédération.
Le plus urgent, répète-t-on à juste titre, est d’avancer. Et on ne peut avancer qu’en marchant. Si les divergences existantes, au lieu de se résorber à la faveur d’un consensus, devenaient des obstacles à la construction, il serait bien temps, ajoute-t-on, d’aviser à la lumière de l’expérience acquise.
Toutefois, aucune réflexion ne pouvant demeurer totalement souterraine, certains débats affleurent, ici ou là, plus ou moins implicitement, plus ou moins explicitement. Et s’il n’est pas certain que ces débats soient mûrs pour être résolus ou tranchés, on peut à tout le moins tenter de les expliciter, ne serait-ce que pour éviter que des divergences se cristallisent, que des réponses par trop différentes aux questions posées ne se révèlent que lorsqu’il serait trop tard pour en débattre utilement.
La question du rythme de la construction à entreprendre est en effet, en un sens, subsidiaire par rapport à la question de sa direction : peu importe qu’on avance à pas de loups ou à marche forcée, si l’on avance dans une impasse.
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Parmi les « procès d’intention » parfois intentés, que ce soit de l’extérieur ou de l’intérieur du processus de fédération, le plus insistant est celui de vouloir – ou de se résigner à – ne rien construire d’autre qu’une « boutique de plus ». D’ajouter « la division à la division », de se mettre « en concurrence » avec les groupes, mouvances et formations déjà existantes, etc.
À cela, il serait trop simple de se borner à répondre par une remarque de bon sens : quand sept structures distinctes, regroupant sans doute quelques milliers de militant-e-s, s’entendent pour construire un outil leur permettant de travailler ensemble, cela va plutôt dans le sens du rassemblement que de l’éparpillement, de l’unité que de la division. Et quand leur but affirmé est d’aller le plus loin possible dans le sens de l’union des forces antilibérales/anticapitalistes et écologistes, rien n’oblige à refuser des les prendre au mot. Mais quelle que soit sa pertinence, cette réponse me semble insuffisante, en ce surtout qu’elle passe à côté du problème soulevé par la crainte ainsi exprimée.
Et ce problème me semble être le suivant : le reproche – ou la crainte – de voir se constituer, à travers la Fédération, une « nouvelle boutique », c’est à dire, pour appeler les choses par le nom que leur donne le débat public contemporain, un nouveau « parti », révèle souvent une conception de la politique qui ne parvient pas à s’évader, précisément, de cette manière « partidaire » d’envisager les choses. Noter cela ne signifie pas que celles et ceux auxquel-le-s le reproche est adressé auraient de leur côté toutes et tous rompu avec cette conception. Ainsi, ce reproche, ou à tout le moins cette crainte, n’est pas totalement dépourvue de fondement. C’est pourquoi je me propose de revenir sur la notion même de « politique partidaire », déjà abordée dans ma précédente contribution (« Qu’est-ce que la dynamique des collectifs ? », mentionnée en introduction).
Mais il me semble nécessaire, pour éclairer cette discussion, de commencer ici par une mise à plat d’une autre notion, centrale dans le projet de la Fédération, celle de « politique unitaire ».
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La volonté unitaire qui préside à la constitution de la Fédération possède à mon sens, et en tous cas me semble devoir posséder, deux dimensions qui, si elles peuvent s’articuler entre elles, voire converger d’une manière ou d’une autre, n’en sont pas moins distinctes.
D’un côté, il s’agit de promouvoir et de favoriser à chaque fois que c’est possible, et dans toute la mesure de ce possible, le rassemblement le plus large sur tout objectif déterminé, même électoral, des forces disponibles dans la gauche de gauche. D’un autre côté, il s’agit de construire une force organisée d’un type nouveau, rassemblant le plus grand nombre possible de militant-e-s engagé-e-s dans la construction et la réalisation d’un même projet politique.
Ce qui rend ces deux objectifs différents est d’une part la différence entre les notions de « forces » et de « force organisée » ; elle est d’autre part dans l’idée qu’une force organisée doit se construire sur ce dont chacun-e, je crois, reconnaît l’importance, un « projet politique ». Il est en effet clair que si la réalisation de fronts les plus larges autour d’objectifs déterminés ne suppose, pour base d’accords, que les contours de ces objectifs, la construction d’une force organisée suppose quant à elle des bases d’accord plus larges. Or, si l’on peut toujours lutter pour que les différentes traditions de la gauche anticapitaliste élargissent en permanence les bases matérielles et idéologiques de leurs accords, et convergent en définitive vers des projets politiques en tous points compatibles, il est hors de doute qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, et qu’en tout état de cause, la réalité d’aujourd’hui est autrement complexe, si bien qu’une telle ambition apparaît à tout le moins utopique. On peut illustrer ce point par certains exemples.
Les différents courants de la gauche anticapitaliste ont en commun… le fait d’être anticapitalistes. La façon dont cette posture peut se traduire en termes de pratiques politiques et de choix programmatiques est certes variable, mais on peut sans faire preuve d’un optimisme démesuré imaginer que le débat puisse permettre de converger en permanence vers un travail en commun. Cela dit, la question « économique » n’est assurément pas la seule des questions pertinentes d’une politique d’émancipation. Les différents courants en question peuvent, tout en étant également anticapitalistes, être plus ou moins écologistes ou productivistes, plus ou moins multiculturalistes ou nationalistes, c’est à dire plus ou moins antiracistes ou racistes (ou simplement non-antiracistes), plus ou moins féministes ou sexistes (ou simplement non-féministes), plus ou moins autogestionnaires ou bureaucratiques et délégataires, plus ou moins souverainistes ou internationalistes, plus ou moins libertaires ou étatistes, plus ou moins sensibles à la désobéissance civique ou à la légalité républicaine, etc. Et ils peuvent attacher plus ou moins d’importance à ces caractéristiques, les considérer comme autant de divergences essentielles ou comme de simples désaccords accessoires. Ce sont là des différences dont certaines peuvent peut-être être réglées par le débat : ainsi il n’est plus guère de courants se réclamant expressément du « productivisme », et la sensibilité écologiste peut éventuellement se ramener à son aspect « quantitatif », à une sensibilité plus ou moins marquée à ces préoccupations, et les divergences ainsi constatées peuvent ne pas être incompatibles avec des choix communs, au terme de débats ouverts permettant à chaque courant ou tradition de comprendre la préoccupation des autres. Il en va peu ou prou de même de la question féministe. Mais d’autres de ces différences ne peuvent certainement pas être réglées à brève échéance.
Pour ne prendre qu’un exemple, il est notoire que certaines fractions de la gauche anticapitaliste, que l’on pourrait qualifier de national-républicaines, considèrent naturel, juste et sain, que les résident-e-s de nationalité étrangère demeurent privé-e-s des droits politiques reconnus aux « nationaux ». D’autres – la plupart – considèrent que toutes les personnes qui vivent dans ce pays et le font vivre doivent y jouir des même droits. Les premiers sont également favorables à des politiques restrictives en matière d’immigration. Beaucoup d’autres sont simplement favorables à la liberté de circulation et d’installation de tout être humain en tout lieu de la planète. Ce n’est pas là une petite question, et il est pour moi clair que, d’une part, elle engage des conceptions très différentes de la société à construire (autrement dit des « projets » différents, voire incompatibles sur un ensemble de questions essentielles), et que d’autre part, elle ne peut dans des délais prévisibles déboucher sur un consensus : le fait que la citoyenneté de résidence ait été exclue des « 125 propositions » élaborées pour les besoin de la présidentielle, ou que l’appel issu de la rencontre organisée par Politis à Gennevilliers ait été amputé des amendements sur la même question sont à cet égard dramatiquement significatifs. Si cela ne doit pas faire obstacle à des combats menés en commun sur des objectifs faisant consensus – le cas de la construction de listes communes pour les élections européennes en est peut-être un exemple, les différents collectifs de lutte contre tel ou tel aspect de la politique sarkozyste en sont assurément d’autres – il n’y en a pas moins là une limite certaine, dont rien n’indique qu’elle puisse être dépassée, aux possibilités réelles d’unification dans une même force organisée des différents courants de la gauche anticapitaliste. C’est d’autant plus vrai que ces courants national-républicains sont en outre les plus portés aux réflexes étatistes et délégataires, et au renforcement de la forme-parti dont je me propose de montrer dans ce qui suit qu’elle est l’un des premiers obstacles à la réussite de notre entreprise.
Ainsi, une politique « unitaire » comporte deux aspects, celui du rassemblement sur des objectifs communs, qu’ils soient ou non électoraux, et celui de la construction d’une force politique aux ambitions plus larges, et donc, en l’état du débat public au sein même de la gauche radicale, nécessairement plus étroite dans son assiette. Pour dire les choses autrement, une politique unitaire n’a pas nécessairement pour horizon la construction d’un « parti unique ».
Il me semblait nécessaire d’évoquer ce point, qui reste sans doute à clarifier, et de susciter la réflexion et la discussion à son sujet, avant d’aborder plus avant la notion même de « force politique ».
Tous les mouvements qui luttent sur des objectifs de transformation sociale ou écologique, qui contribuent à la riposte aux politiques sarkozystes ou aux résistances diverses aux puissances dominantes peuvent être considérées comme autant de « forces » qu’il est essentiel de rassembler. Mais qui dit « force » ne dit pas nécessairement « force organisée », et en particulier organisée de manière permanente. Au contraire, la tendance la plus lourde, et sans doute la plus porteuse d’avenir et de vigoureux potentiel pour les luttes d’aujourd’hui est un mode d’engagement réalisé par des hommes et des femmes désirant conserver leur autonomie, pour lesquel-le-s l’engagement n’est pas un apostolat, les contraignant à abandonner tout ou partie de leur personnalité propre. Dans le mot « mouvement », la dynamique l’emporte sur la structure. Si l’existence de nombreuses « forces organisées », en particulier dans le domaine que la pensée dominante tend en permanence à séparer en tant que domaine de la « politique » oblige à les prendre en considération, et d’autant plus que cette séparation demeure au cœur des conceptions dominantes y compris « parmi nous », cette prise en considération ne doit pas aller jusqu’à abdiquer la critique qu’il importe d’en faire. Et s’il s’agit de construire une « force organisée », cela signifie à mon sens seulement – et c’est déjà beaucoup – qu’il faut organiser les forces convergentes de la gauche radicale. Ce qui ne signifie pas bâtir une chapelle, une Église, un « parti ». L’organisation, comme le mouvement, doit se comprendre comme une dynamique.
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La conception « partidaire » de la politique est en effet de très loin la conception dominante dans notre société ; la gauche radicale n’échappe pas à cette domination, ce qui rend sa critique à la fois d’autant plus urgente, et d’autant plus complexe. S’il est une question suscitant parmi nous incompréhensions et malentendus, c’est bien celle de cette critique. Une réflexion collective approfondie sur ce point est à mon sens l’une des nécessités incontournables pour la réussite de tout projet politique pour lequel l’expression « faire de la politique autrement » ne demeurerait pas une formule vide de tout contenu. À défaut, nous continuerons inlassablement et quoi que nous puissions souhaiter d’autre, à « faire de la politique pareil ». Et à échouer.
Pour cette critique, on ne part pas de rien. D’une part, la pratique des mouvements sociaux et des altermondialistes, et paradoxalement leur refus de la politique institutionnelle, sur lequel on aura à revenir, contribue utilement à une certaine critique de la politique. D’autre part les réflexions nombreuses et diverses, ainsi que les pratiques nouvelles, de certains secteurs de la gauche radicale s’y sont expressément attachées. C’est en particulier le cas au sein des différentes composantes politiques à l’initiative de la Fédération ; une part de la « préhistoire récente » de ces mouvances, et en particulier des collectifs unitaires pour une alternative au libéralisme est résumée à grands traits dans une contribution écrite avec Fernanda Marrucchelli dans le cadre de la réflexion collective des communistes unitaires (voir sur le site de l’ACU, « Constructions et Convergences », sous ce lien ). L’expérience singulière et la réflexion poursuivie au sein de la coordination nationale des collectifs unitaires (voir les nombreuses contributions disponibles sur le site www.cncu.fr) me semblent à cet égard tout à fait essentielles.
Commençons par le point qui me semble le plus consensuel aujourd’hui parmi les tenants de la Fédération, et donc le plus simple à évoquer : la volonté de dépasser la séparation introduite par l’histoire de la gauche française (des processus similaires se sont bien sûr rencontrés dans d’autres pays…) entre le « mouvement social » et une sphère particulière, un champ d’intervention particulier, qui serait « la politique ». Il s’agit là d’une critique à la fois profonde et décisive ; mais sa nouveauté n’est pas toujours comprise dans sa radicalité, et l’on ne mesure pas toujours en quoi elle porte une mise en cause décisive des formes politiques dominantes. Il convient donc de s’y arrêter au moins brièvement, en souhaitant l’extension et l’approfondissement du débat et de la réflexion sur la portée et les conséquences pratiques qu’il y a lieu de tirer de cette thèse.
Si la séparation entre mouvement social et politique plonge loin ses racines dans nos traditions – la « Charte d’Amiens » en constituant un moment clé – elle n’a pas toujours été considérée comme essentielle, ni dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, ni dans aucun mouvement d’émancipation. C’est ainsi que Marx considérait que toute lutte de classe était une lutte politique. C’est seulement avec l’institutionnalisation de la pratique politique, avec l’intégration de la gauche politique dans les mécanismes de la « démocratie représentative » que la séparation s’est faite, avec la volonté du mouvement syndical de préserver son autonomie à l’égard de l’état. Les « partis politiques » s’intégrant d’une manière ou d’une autre à l’appareil d’état, cette autonomie en est venue à avoir pour corollaire nécessaire son autonomie à l’égard des partis (dominés par les parlementaires et autres élus), avec cette conséquence dramatique : l’autonomie en retour donnée aux « politiques », désormais coupés du mouvement réel des luttes que menait au jour le jour le mouvement syndical, et plus généralement le mouvement social. Le refus, compréhensible, du mouvement syndical de tenir lieu de « courroie de transmission » aux partis politiques a contribué à le priver de la force d’impulsion qu’il aurait pu avoir sur eux : une courroie de transmission peut toujours agir dans les deux sens, tout dépendant du lieu où l’on situe la force motrice. L’histoire politique et sociale du XXe siècle dans notre pays permettrait d’illustrer le cheminement certes contradictoire et loin d’être uniforme, mais irrépressible de ce processus de séparation.
Ce souci d’indépendance à l’égard de « la politique » ne caractérise pas seulement le mouvement syndical, mais bien l’ensemble du mouvement social et de l’altermondialisme, qui contribuent donc à leur manière à maintenir la « politique » comme champ séparé des autres pratiques sociales. Comme si l’on ne faisait pas d’emblée de la politique en luttant pour changer le monde.
C’est ainsi que le mythe de l’état démocratique (conçu comme un simple « instrument » objectivement neutre, et susceptible de servir toute politique), le mythe de la démocratie représentative, eut pour résultat d’exclure du champ nouvellement constitué comme champ autonome de la politique la masse de celles et ceux qui constituent le « mouvement social ». À près d’un siècle de distance l’aboutissement de cette tradition est ce que l’on pourrait appeler le « syndrome de 1995 » qui voit un immense mouvement contestataire de revendications nettement anticapitalistes aboutir, moins de deux ans plus tard, après avoir conduit à la dissolution de l’Assemblée Nationale, à cette catastrophe paradoxale : les mêmes qui s’étaient battus, dans l’unité et avec tant d’enthousiasme, qui avaient fait reculer le pouvoir chiraquien, se précipitèrent aux urnes pour voter socialiste comme un seul homme. La suite, c’est la « gauche plurielle » et son échec lamentable, origine directe de la conjoncture politique où nous nous débattons. Le mouvement social avait abdiqué son propre caractère politique au profit d’une « classe politique » séparée, et profondément intégrée à l’appareil d’état.
Cette notion de « classe politique », couramment admise et utilisée sans recul critique, résume à sa façon l’impasse de cette culture politique. Elle sanctionne la séparation entre une « politique en grand », en fait une politique « par en haut », c’est à dire la politique institutionnelle, réputée seule légitime, ayant vocation à n’agir qu’à travers des pratiques gouvernementales, c’est à dire à travers l’appareil d’état, et faisant donc des épisodes électoraux l’alpha et l’oméga de la vie politique proprement dite, d’une part, et d’autre part une « politique en petit », la « politique minuscule » de celles et ceux qui travaillent au quotidien à changer la vie, réputée non légitime, considérée y compris par ses actrices et acteurs comme simple et éventuel aiguillon infra-politique de la politique « sérieuse ». La « classe politique », regroupée en « partis » dont la Constitution de la Ve République prévoit l’existence et le rôle, fait de son activité un champ séparé qu’elle s’approprie, et dont elle dépossède par là même les simples citoyen-ne-s, les militant-e-s des combats au jour le jour. Elle réduit la politique à la seule « politique en grand », la politique institutionnelle, qu’elle s’estime seule à même de pratiquer. Aux portes de la vie politique, elle pose un écriteau : « Propriété privée, Défense d’entrer ! ». En ce sens, le mot « classe » politique est bien adapté…
Si la nécessité d’abattre la barrière ainsi dressée entre mouvement social et politique, de dépasser cette séparation inscrite au cœur des traditions politiques dominantes, fait globalement consensus parmi les parties prenantes de la Fédération, il me semble qu’il n’en va pas de même de ce qui n’en est pourtant à mon sens que le simple et évident corollaire : le nécessaire dépassement de la forme-parti elle-même, de la conception partidaire de la politique.
Cette affirmation peut sembler étrange, dans la mesure où la critique insistante des partis existants est sans doute le refrain le plus largement fredonné parmi nous. Il me semble toutefois que c’est bien souvent sur la base d’un malentendu, et que chacun-e ne parle pas de la même chose, en parlant des politiques partidaires ou de la « forme-parti ». C’est pourquoi je souhaite mettre en débat la conception que j’en ai, afin que ce malentendu puisse être vérifié, et au besoin évacué.
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Le mot « parti » n’est certes pas un « gros mot ». Et il a, au fil du temps, été chargé de significations diverses, comme lorsque l’on parlait du « parti dreyfusard », du « parti clérical », ou du « parti de l’argent » ; c’est en ce sens que Marx et Engels parlaient en 1847 de « parti communiste », déclarant simplement que la constitution du prolétariat en classe signifiait sa constitution en parti politique. Il a toutefois pris un autre sens au fil du temps, celui d’organisations séparées, de groupements constitués, d’entités, de « boutiques », de sectes diverses. Rien n’impose qu’il conserve celui qu’il a acquis aujourd’hui, mais dans la mesure où c’est le sens qu’il a effectivement dans le débat public, c’est inutilement courir le risque de rendre inaudible la critique de la forme-parti que de s’acharner à vouloir appeler « parti » la « force organisée » à construire. C’est courir le risque d’un consensus apparent laissant béant l’écart entre les conceptions qu’il recouvre. S’il n’est pas « tabou », le mot parti n’est pas non plus « sacré ». Et dès lors que les inconvénients de son emploi sont évidents, il conviendrait pour le moins, pour en forcer l’usage, d’expliquer les avantages que l’on en tire et que l’on ne pourrait obtenir sans cela.
Ce qu’évoque spontanément la critique des partis politiques, c’est le plus souvent leur mode de fonctionnement : verticaliste, pyramidal, etc., et plus généralement non-démocratique. Comme en corollaire, ou comme s’il s’agissait d’une conséquence de ce trait, on évoque les dangers de « l’esprit de parti », du « patriotisme de parti », le caractère identitaire de l’appartenance, le comportement sectaire, l’esprit boutiquier induits par ce mode de fonctionnement. En un sens, critiquer ainsi la « forme » des partis politiques est assez largement enfoncer une porte ouverte, au moins dans la mouvance de la Fédération. Mais ce n’est pas cela que j’entends avant tout critiquer. La « forme-parti », ce n’est pas simplement, ce n’est pas d’abord, et même, en un sens, ce n’est pas surtout la « forme des partis ». Il n’est d’ailleurs sans doute pas exagéré de dire, d’une part qu’un fonctionnement idéalement démocratique des formations politiques ne résoudrait pas les problèmes de la forme-parti, et que d’autre part, quels que soient les efforts pour donner à un « parti » (au sens contemporain de ce mot) un fonctionnement démocratique, ce fonctionnement risquerait de se faire vite submerger par les pratiques mêmes que l’on aurait cherché à éviter. L’exemple du fonctionnement original des Verts en est une illustration.
La « forme-parti », c’est à dire la forme partidaire de la politique, est la structure politique caractérisée par l’organisation d’entités closes, séparées des autres forces agissant concrètement sur le fonctionnement de la société, et spécialisées dans la politique institutionnelle – qu’elles se limitent par ailleurs ou non à ce cadre. Dans la politique partidaire, les partis s’approprient l’action politique, et proposent une « offre politique », pour laquelle les citoyen-ne-s deviennent de simples « consommateurs » et « consommatrices », voire de simples « spectateurs » ou « spectatrices », et au mieux de simples interlocuteurs ou interlocutrices de la « classe politique ». Ainsi, la forme-parti exprime la logique délégataire de la politique, dont l’autonomisation de la politique institutionnelle est une autre expression. Il n’est pas surprenant que ses organisations tendent à reproduire en leur propre sein cette même logique délégataire qu’elles entretiennent dans la société : c’est dans le fond la vieille conception de « l’avant-garde » qui demeure prégnante, même contre la volonté (parfois) exprimée de l’intérieur même des partis ; la logique propre de leur insertion dans la vie politique l’emporte sur cette volonté. En un sens, la « forme des partis » dont le refus fait consensus entre nous est une conséquence de la « forme-parti » de la politique, et non son essence ou son origine. On ne peut refuser la première en l’absence d’une critique et du dépassement de la seconde.
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Toute question programmatique ou stratégique mise à part, l’impasse faite sur la critique, pratique aussi bien que théorique, de la forme-parti est à mon sens le grand reproche que l’on peut faire, non seulement aux organisations politiques traditionnelles de la gauche radicale, mais aussi aux nouvelles constructions en cours. Pour ne prendre que les exemples les plus importants et les plus médiatisés, c’est en particulier le cas du NPA et du PG.
Il ne s’agit ici ni de renvoyer dos à dos ces deux formations partidaires, ni de les considérer comme identiques ou assimilables. Elles sont difficilement comparable pour tout ce qui est, de leur propre point de vue, essentiel. Mais il s’agit ici de souligner que, dans les conditions mêmes de leur constitution, elles restent toutes deux soumises à la forme-parti, proposent une « offre politique », s’approprient le champ de la politique institutionnelle dont elles assument l’autonomie.
Le NPA n’entend certes pas se limiter à ce domaine, et c’est certainement l’une de ses qualités essentielles. Il entend être présent dans les luttes concrètes, et peu importe ici que ce puisse être en partie du fait d’une posture qui, en renonçant à la construction dans un délai raisonnable de majorités pour gouverner, le contraint à se reporter sur les aspects non-institutionnels de la politique. Mais il ne suffit pas à un parti d’être présent sur le terrain des luttes sociales pour contribuer au dépassement de la frontière entre politique et mouvement social ; agir de part et d’autre d’une frontière, ce n’est pas la même chose qu’agir pour l’abolir. Au demeurant, on a pu entendre Martine Aubry souhaiter que le Parti Socialiste prenne part en tant que tel aux grands mouvements sociaux de masse : qu’on y voie « les banderoles du PS ». Et nul ne saurait prétendre qu’il s’agit là d’une conception résolument nouvelle de l’action politique. Le choix du mot « parti » dans le sigle NPA est assez significatif, que ce mot soit ou non maintenu dans le nom de la formation à naître, de l’angle aveugle de ses promoteurs sur cette question du « parti ».
Ces remarques s’appliqueraient de manière encore plus caricaturale au PG, construction « par en haut » se désignant comme « parti », et largement imprégnée des conceptions « républicanistes » les mieux en phase avec la forme partidaire de la politique.
Le point commun significatif entre ces deux constructions, consistant à jouer au mieux de la « notoriété » de leaders plus ou moins charismatiques, du spectacle de « vedettes » réelles ou prétendues de la politique, vers lesquelles se précipitent en toute occasion les micros des journalistes, n’est pas sans rapport avec leur soumission commune à la forme-parti.
Or, si l’un des enjeux de la construction d’une gauche de gauche renouvelée est de mettre fin au bipartisme, à l’enfermement de la politique institutionnelle dans le face à face d’un parti (vraiment) de droite et d’un parti (soi-disant) de gauche, à la perspective désespérante d’alternances à répétition, il serait illusoire de prétendre être à la hauteur de cet enjeu en « remplaçant » simplement le parti socialiste par un parti « vraiment » à gauche. Le projet de « disputer au PS l’hégémonie à gauche » n’est réalisable qu’à travers la mise en cause dans l’idéologie politique de l’hégémonie de la forme-parti elle-même. Le « bipartisme » n’est que la conséquence naturelle, dans un système de démocratie représentative dominé par des scrutins uninominaux à deux tours, de la politique partidaire, de la forme-parti.
Lorsque, de l’extérieur du processus de fédération, celle-ci est présentée comme « une boutique de plus », cela repose donc pour une part sur un malentendu ; c’est un reproche qui n’intègre pas la critique de la forme-parti, critique qui est constitutive de la conception même de ce processus. Mais lorsque, comme c’est parfois le cas, le même reproche a lieu à l’intérieur, cela peut signifier que c’est à l’intérieur que cette critique n’est pas intégrée : soit de la part de celles et ceux auxquel-le-s le reproche serait à juste titre adressé, soit de la part de celles et ceux qui le formulent (les deux cas étant bien sûr parfois simultanément réalisés). Dès lors que ces reproches sont effectivement formulés, il en résulte que le travail de critique de la forme-parti doit être approfondi au sein de la Fédération : on n’a guère de chance de renverser le caractère hégémonique de cette forme politique si l’on n’en a pas affirmé et développé la critique.
C’est à mon sens à la lumière de cette critique de la forme-parti que doivent être envisagées la Fédération et la force qu’elle se propose de contribuer à faire émerger.
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Un autre reproche, parfaitement symétrique, est parfois fait au projet de Fédération, et comme le premier, il n’est ni dépourvu de fondement, ni voué à être justifié ; il vise un danger réel, mais qui doit pouvoir être évité. C’est celui de construire un simple regroupement, un simple cartel d’organisations politiques existantes. L’ombre du CIUN plane ici.
Lors de la création de la CNCU, aux Assises organisées après l’échec de la candidature unitaire à la présidentielle, Assises auxquelles participaient nombre de militant-e-s des organisations aujourd’hui partie-prenantes de la Fédération (communistes unitaires, alternatifs, alterékolos etc. ainsi que celles et ceux qui ont depuis constitué le MAI), la question avait été longuement débattue de la possibilité ou non pour des organisations et partis d’être en tant que tels membres de la coordination. Un consensus très large avait abouti à rejeter cette hypothèse. La crainte que la Fédération fasse rentrer par la fenêtre ce principe d’organisation sorti par la porte n’est pas absente de certaines réticences à l’égard de cette construction nouvelle.
Parce que ce risque existe en effet assurément, j’approuve pleinement la position adoptée lors de la coordination nationale de Montpellier de la CNCU d’affirmer nettement que dans la Fédération, le principe retenu doit être, comme dans la CNCU elle-même, celui de l’égalité absolue de toutes les militantes et de tous les militants, le principe « une personne égale une voix ». Ce principe exclut en particulier que les structures organisées parties prenantes de la Fédération y disposent en tant que telles (c’est à dire autrement qu’à travers l’activité de leurs membres) de prérogatives quelconques. Cela suppose en particulier que les organismes « permanents » de la Fédération (structures d’administration) soient d’emblée désignées par les structures de base de la Fédération, et non par les « macro-structures » que constituent les organisations nationales constitutives.
Ce principe ne peut se réaliser que dès lors que ces organisations s’y engagent dans la perspective de leur propre dépassement en tant que forces politiques agissant de manière autonome. Cela ne signifie pas pour autant, selon moi, qu’elles doivent nécessairement disparaître à brève échéance, ou renoncer à leur identité propre, à leur réflexion propre, renoncer à cultiver leurs cultures spécifiques – étant observé que le travail, l’activité et la réflexion commune devraient favoriser à terme une tendance à la fusion de ces cultures dans une nouvelle culture commune. Mais cela signifie qu’elles doivent tendre à réserver leur intervention proprement politique, c’est à dire autre qu’idéologique, de réflexion ou d’analyse, au cadre d’action que constituera la Fédération. Leur influence respective dans la Fédération sera ainsi celle de leurs militant-e-s, et se forgera dans le débat collectif.
C’est ainsi et ainsi seulement que la Fédération peut devenir la force politique d’un type résolument nouveau dont ont besoin les militant-e-s de la transformation écologique et sociale : un espace ouvert aux militant-e-s de toutes provenances, de toutes appartenances, et invitant les forces constituées à y contribuer. Ni cartel, ni chapelle, dépassant la forme-parti, et proposant à l’action politique un outil unitaire capable de changer la donne par l’élaboration d’une culture politique nouvelle.
Reste qu’il s’agit plus là de considérations négatives, sur la forme que ne doit pas avoir la Fédération, sur ce qu’elle ne doit pas être ; mais dès lors que l’objectif avoué de la Fédération est de contribuer à l’émergence d’une « force » nouvelle, dont il semble clair qu’il s’agira d’une « force organisée », on ne peut éviter de se poser quelques questions concrètes sur la nature de cette force. A défaut, la puissance d’inertie de l’idéologie dominante étant ce qu’elle est, nous ne construirons, que nous cherchions à l’éviter ou non, qu’une force « à l’ancienne », parti ou regroupement de partis. Il me semble en conséquence qu’il nous faut chercher les pistes permettant de penser le plus concrètement possible le dépassement de la forme-parti.
Si j’ai pris soin de distinguer la « forme des partis » de la « forme-parti », cela ne signifie pas, qu’il faille, à mon sens, négliger la cohérence existant entre la structure, le fonctionnement de fait des organisations politiques classiques, et la place qu’elles occupent, en tant qu’appareils idéologiques d’état, dans le fonctionnement et la reproduction de la société. Au contraire, parce que la forme-parti est l’un des instrument de cette reproduction, elle contribue à ce que la structure des organisations qui la portent reproduisent elle même en leur sein les séparations, dépossessions, hiérarchies et délégations qui caractérisent la vie politique.
La force politique dont nous avons besoin est l’outil permettant à celles et ceux qui entendent lutter contre l’ordre établi, contre les dominations marchande, patriarcale, ou nationaliste, contre les pratiques productivistes destructives qui animent la société, contre le décervelage organisé, et pour l’émancipation humaine, pour la transformation radicale de tous les rapports sociaux et des rapports de l’humanité à la nature, pour une démocratie réelle allant toujours s’approfondissant, pour la possibilité concrète de chacun-e de contribuer aux choix collectifs tout en maîtrisant sa propre existence, d’agir ensemble, de coordonner leurs combats, de leur donner une cohérence suffisante pour dépasser les logiques dominantes, de construire une nouvelle culture politique capable de renverser l’hégémonie de celle qui enferme tout mouvement dans la reproduction et l’approfondissement des contradictions de la société, dans la fuite en avant des dominations, des crises, et des destructions. Un outil dont chacun-e doit pouvoir s’emparer ; qui appartienne d’emblée à toutes et tous.
Mais dans la mesure où les militant-e-s des combats que je viens d’énumérer demeurent pour l’essentiel soumis-es à la conception dominante, partidaire, de la politique, nombre d’entre elles et d’entre eux ne sont précisément pas prêt-e-s à s’emparer de cet outil si nous n’agissons pas pour révolutionner cette conception dominante, si nous ne popularisons pas, pour la faire partager, notre critique de la politique elle-même. Parmi les « forces » et « militant-e-s » qui non seulement ont leur place dans la Fédération, mais sont indispensables à son succès, ne se trouvent pas seulement, et peut-être pas essentiellement, celles et ceux qui ont pris l’habitude de se considérer comme « politiques », mais aussi celles et ceux qui, rejetant les formes classiques de la politique, même par l’effet d’une critique seulement implicite, assimilent la politique tout court à ces formes classiques, et tendent donc à se considérer comme étant extérieur-e-s à la politique, comme menant des combats non-politiques. Nous devons contribuer à ce qu’actrices et acteurs du « mouvement social » assument le caractère politique de leur activité ; c’est seulement à cette conditions qu’ils et elles pourront considérer la Fédération comme leur outil, et pourront s’en emparer et contribuer à la dessiner et à la construire.
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L’idée par laquelle je voudrais terminer ce propos peut sembler anecdotique. Elle me semble néanmoins mettre en cause un aspect essentiel de ce qui contribue à renforcer la domination de la forme-parti sur la vie politique, en favorisant le maintien de la séparation entre organisation politique et militant-e-s du quotidien.
Il s’agit de prendre en considération le fait que celles et ceux qui luttent pour changer ce monde le font toujours, et désormais toujours plus, chacun-e à sa façon, à son rythme, selon ses choix particuliers, en conservant le souci de son indépendance, de son autonomie, de sa personnalité. Autant de militant-e-s, autant d’individus, de personnes indivisibles et irréductibles. Le temps est assurément passé des organisations politiques conçues comme des structures militaires. Les militant-e-s d’aujourd’hui et de demain refusent et refuseront tout « embrigadement ». Et c’est une bonne chose. S’organiser pour lutter à l’émancipation humaine ne commence pas nécessairement par aliéner sa propre personnalité. Cela n’est pas sans conséquence sur les formes de l’outil qu’il s’agit de forger.
Dépasser la forme-parti, c’est ainsi entre autres dépasser le principe d’organisations politiques qui établissent une distinction de droits, dans leur fonctionnement et dans leur activité, entre « adhérent-e-s » et « sympathisant-e-s », et demandent à leurs militant-e-s une fidélité à toute épreuve, exclusive de toute double ou multiple appartenance. C’est favoriser l’unité de ce que la forme-parti sépare : les forces militantes et la politique. L’organisation dont nous avons besoin est un outil, non une Église. Toute personne qui le souhaite doit pouvoir contribuer quand elle le veut et dans la mesure qu’elle choisit à sa conception et à son utilisation. Ce refus d’une distinction entre adhérent-e-s et sympathisant-e-s n’est pas antinomique avec l’existence d’une structure stable, dans la mesure où les structures de base se constitueront toujours de facto autour de noyaux durs, et où les militant-e-s acceptant de prendre des responsabilités organisationnelles se considéreront toujours comme « membres ». L’essentiel est que l’ouverture de la structure ne laisse personne, désirant contribuer à l’unité et au succès de la gauche radicale, se sentir exclu-e de son organisation. Quant à la question du financement, de la contribution financière des militant-e-s à cette organisation et à cette activité, elle peut être résolue de diverses manières et n’impose pas un système formel et obligatoire de « cotisations ».
Même anecdotique, il me semble que cette préoccupation touche au cœur de la nouveauté que nous devons introduire dans les traditions politiques de la gauche radicale. Ce n’est là qu’une indication parmi mille autres possibles. À nous d’imaginer le reste.
Première publication le 21/01/09 par LS
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