Affrontements des années 1930, manifestations d’agriculteurs, défilés contre la loi El Khomri… L’historienne Danielle Tartakowsky revient sur les confrontations entre militants et forces de l’ordre.
image: http://s2.lemde.fr/image/2016/07/07/534x0/4965476_6_7f2a_manifestation-contre-le-contrat-premiere_4ca82bb6dcefc24fd3e2cae1c94a58f1.jpg
Manifestation contre le contrat première embauche (CPE), place de la République, à Paris, le 28 mars 2006. Vincent Capman/Riva Press
Danielle Tartakowsky est professeure d’histoire à l’université Paris-VIII. Cette spécialiste des mouvements sociaux a rédigé plusieurs ouvrages sur les manifestations de rue et les théories de la violence. Elle revient sur les récents défilés contre la loi El Khomri et les affrontements qui s’y sont déroulés. Selon elle, il convient d’inscrire ce moment dans l’histoire d’un mouvement social français marqué par la violence d’Etat.
Beaucoup affirment, au sujet des manifestations contre la loi El Khomri, qu’il n’y a jamais eu autant de violences dans un mouvement social en France. Qu’en pensez-vous ?
Ce débat nous oblige d’abord à nous demander ce que l’on entend par violences. Nous sommes dans un pays où la Commune, en 1870, a fait plusieurs milliers de morts et où la violence d’Etat a marqué les mémoires.
Par ailleurs, on ne peut pas comprendre les affrontements qui ont eu lieu lors des manifestations de cette année si on n’analyse pas ce qui est apparu pour beaucoup comme des agressions politiques insupportables : le texte de la loi El Khomri, l’utilisation du 49.3 et, enfin, l’interdiction de manifester. Ce contexte a indéniablement contribué à l’exaspération et à la radicalisation du mouvement.
Si l’on ajoute, ce qu’ont bien montré les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobard, une stratégie du maintien de l’ordre qui a construit la police comme un adversaire extrêmement visible, on a un ensemble qui conduit à des tensions quasi inévitables. Dans les cortèges, une petite minorité attaque les forces de l’ordre, mais ce qui est nouveau, semble-t-il, c’est que les manifestants les applaudissent. Cette convergence rappelle celle que chantait Brassens dans Hécatombe : « Dès qu’il s’agit d’rosser les cognes, tout le monde se réconcilie. »
La violence politique est-elle une tradition dans le mouvement social français ?
Pour avoir une réflexion posée, il est nécessaire de remonter dans l’histoire. Dès ses débuts, le syndicalisme français est influencé par le courant anarchiste qui, rompant avec la stratégie minoritaire des attentats de 1892, se construit comme force par l’action collective. C’est la naissance de ce qu’on a appelé l’anarcho-syndicalisme, qui tente de construire l’identité du prolétaire dans un pays où le consensus républicain est très fort. La France est en effet un des rares pays où le suffrage universel – et donc l’émergence du citoyen – a préexisté à la construction du mouvement syndical.
« Dans le mouvement ouvrier, la violence n’advient que quand elle relève de l’énergie du désespoir. »
Si on excepte ce moment anarchiste, il y a, dans l’histoire, très peu d’organisations politiques ou syndicales qui se soient réclamées de la violence comme stratégie opérationnelle. Le mouvement ouvrier se construit dans la dénonciation de la répression des forces de l’Etat plutôt que dans l’exaltation des moments de violence ouvrière, avec un mythe fondateur, les martyrs de la Commune, qui va imprégner durablement l’imaginaire collectif des classes populaires. Ceux qui se réclament stratégiquement de la violence sont alors à l’extrême droite : c’est l’Action française avant 1914, puis lors des manifestations de 1934.
Et après la guerre ?
Il y a quelques événements marquants, comme la manifestation organisée par le Parti communiste en 1952 contre la venue en France du général américain Ridgway, en pleine guerre de Corée : les manifestants affrontent alors violemment les forces de l’ordre. On peut aussi citer, en 1973, la contre-manifestation de certains éléments de l’extrême gauche post-68, notamment la Ligue communiste révolutionnaire, contre un meeting d’Ordre nouveau.
Mais, dans la seconde moitié des années 1970, la violence politique reste marginale, contrairement à ce qui se passe en Italie. En France, le programme commun apparaît comme une alternative politique pour une très large majorité à gauche. En Italie, l’absence de perspectives politiques est au contraire un terreau qui va donner naissance aux terrorismes d’extrême droite et d’extrême gauche.
Il y a quand même les manifestations d’agriculteurs qui sont le théâtre d’affrontements durs avec les forces de l’ordre.
Oui, et il faut leur faire une place à part. A partir de 1961 et de la crise agricole en Bretagne, il y a, dans ces manifestations, une violence négociée et mise en scène. Les agriculteurs décident sciemment d’aller à la préfecture ou de « monter » à Paris, et les actions sont négociées avec les forces de l’ordre : les organisateurs affirment qu’il faut les laisser brûler des pneus devant la préfecture pour éviter un incident grave – et la préfecture est susceptible de laisser faire.
Il y a indéniablement une tolérance des pouvoirs publics et de l’opinion face à ce qui relève d’une dramaturgie. A partir des années 1980, les organisations agricoles opèrent une mutation et passent à une stratégie de cortèges plus pacifiques, même s’il y a eu des résurgences de violences épisodiques, comme lors de l’incendie du Parlement de Bretagne, en 1994.
A la fin des années 1970, des tensions très fortes sont observées dans des régions industrielles en déclin, comme l’est de la France. Comment les analyser ?
Dans le mouvement ouvrier, la violence n’advient que quand elle relève de l’énergie du désespoir. Les métiers qui disparaissent sont générateurs de désespérance parce qu’on touche à l’existentiel. La crise de la sidérurgie, à la fin des années 1970, provoque ainsi des manifestations ouvrières dures avec de nombreux affrontements, même si on ne peut pas exclure qu’il y ait eu, au sein de l’appareil d’Etat, des forces ayant intérêt à des débordements. Idem dans les chantiers navals de Nantes et de Saint-Nazaire : sur un siècle, il y a là des épisodes particulièrement violents et parfois meurtriers. Cela tient aussi aux cultures professionnelles des sites ouvriers, où le rapport au travail peut générer un rapport à la violence plus fréquent.
« Les manifestants sont beaucoup plus soucieux de leur reflet dans les médias qu’auparavant : la violence est devenue une des modalités qui permet de passer à la télévision, comme lors des émeutes de 2005 en banlieue. »
Est-ce que l’occupation de la rue est une stratégie politique plus développée en France qu’ailleurs ?
En France, la manifestation s’est affirmée durant le XXe siècle comme une modalité de gestion des crises politiques dans le cadre du régime existant. Par deux fois, des crises majeures se sont ouvertes et refermées dans la rue : la semaine du 6 au 12 février 1934, qui amorce le processus du Front populaire, et la nuit des barricades, le 10 mai 1968, qui va déboucher sur de nouvelles libertés.
Ce phénomène s’est perpétué de 1984 à 2006, lorsque les manifestations ont fonctionné comme des référendums d’initiative populaire, faisant reculer les gouvernements sur des projets de loi contestés – je pense au mouvement sur les retraites en 1995 et 2003, à celui contre le contrat première embauche (CPE) en 2006. Ce n’est plus vrai depuis : le conflit des retraites de 2010, les défilés de la Manif pour tous de 2013 ou le mouvement contre la loi El Khomri ont rassemblé des centaines de milliers de manifestants sans aboutir à l’annulation des textes contestés. Ces échecs peuvent expliquer les tensions : les militants et l’opinion ne comprennent pas pourquoi le processus qui a fonctionné durant quinze ans ne fait plus reculer les gouvernements.
Les cibles des affrontements de rue ont-elles toujours été les mêmes ?
Avant la guerre de 1914, les journaux peuvent être des cibles des contre-manifestants dès lors qu’ils sont des acteurs politiques qui appellent à descendre dans la rue. Les années 1920, elles, sont marquées par l’affrontement entre manifestants et contre-manifestants – cléricaux/anticléricaux, puis fascistes/antifascistes.
Depuis 1945, l’Etat et le patronat sont devenus les nouvelles cibles politiques. Le premier parce que ses compétences économiques et sociales se sont étendues, le second parce qu’il précipite la disparition de secteurs industriels et d’entreprises. Plus récemment, avec la renaissance du mouvement anarchiste et des autonomes, les banques, les commissariats et les entreprises impliquées dans la construction de prisons sont devenus autant d’ennemis à combattre.
Quels sont les objectifs des violences qui ont eu lieu pendant les manifestations contre la loi El Khomri ?
Ils m’apparaissent flous. Je m’interroge sur le sens politique d’une attaque contre une pharmacie ou un opticien. Ce qui me frappe, c’est que les manifestants sont beaucoup plus soucieux de leur reflet dans les médias qu’auparavant : la violence est devenue une des modalités qui permet de passer à la télévision, comme lors des émeutes de 2005 en banlieue.
En ce qui concerne les manifestations actuelles, la mouvance la plus politisée semble dans une logique de déstabilisation, qui évoque, toutes proportions gardées, celle des attentats anarchistes de 1890. L’objectif est de susciter le désordre, ce qui contraint l’Etat à dévoiler sa nature de classe : il affiche alors sa violence répressive au service du capital. Dans cette démonstration, n’importe quelle cible peut faire l’affaire. Quand on frappe l’hôpital Necker, on oblige le gouvernement à hausser le ton. Mais plus Manuel Valls hausse le ton, plus les émeutiers pensent qu’ils ont gagné.